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J-P. Clerc: «Fidel Castro bénéficie toujours d’un prestige considérable»

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« Le pouvoir ne m’intéresse pas », assurait début 1959 le jeune avocat Fidel Castro, 33 ans, tombeur du tyran Batista. Le Lider maximo aura pourtant exercé sa férule sur Cuba pendant un demi-siècle, avant de transmettre le flambeau à son « jeune » frère Raúl, de quatre ans son cadet.
Au fil du temps, il aura affronté les États-Unis, attisé les guérillas d’Amérique latine avec l’aide de son compañero « Che » Guevara, joué Pékin contre Moscou, tenté d’imposer La Havane comme troisième pôle de la révolution mondiale et remodelé le Sud de l’Afrique, avec l’aide du protecteur soviétique. Il a laissé aux Cubains la Sécurité sociale et l’éducation gratuite, mais leur salaire moyen est aujourd’hui de 18 euros par mois, l’un des plus faibles de la planète.
De quel poids pèse encore, de sa retraite médicalisée, le vieillard qui fut longtemps « la » voix de Cuba, un phare pour les opprimés d’Amérique latine et, un temps, l’idole de la jeunesse passionnée des cinq continents ? De l’enfance paysanne à sa sortie de scène, en passant par l’éducation jésuite et la jeunesse baroudeuse, Jean-Pierre Clerc, auteur de Fidel Castro – Une vie, accompagne la trajectoire d’un révolutionnaire qui aura durablement marqué notre époque. Après avoir redessiné la carte de Cuba en 2013, Jean-Pierre Clerc a répondu aux questions de JOL Press.

JOL Press : En quelques mots, qui est Fidel Castro ?

Jean-Pierre Clerc : Fidel Castro est un citoyen cubain charismatique qui a été le maître quasi absolu de son pays de 1959 à 2006, c’est-à-dire pendant 47 ans.

Aujourd’hui, il s’est retiré des affaires mais il reste comme une ombre portée sur la politique nationale et son « jeune » frère, Raúl Castro, qui lui a succédé à la tête de l’île.

Il a acquis son pouvoir au terme d’une guérilla rapide, menée avec un vrai  à quoi il a ajouté, dès sa victoire, une grande violence : la révolution a souvent condamné ses opposants à des peines de prison allant jusqu’à trente ans, et 4 000 à 5 000 d’entre eux ont été fusillés.

Fidel Castro s’est par ailleurs inséré sur la scène internationale, avec une maestria remarquable, alors que la Guerre froide battait son plein. Il a réussi à jouer la carte de Moscou contre les États-Unis et a même tenté, un temps, de faire de la Havane la troisième capitale révolutionnaire du monde, avec Moscou et Pékin.

Fidel Castro a été derrière les guerillas latino-américaines des années 1960, jusqu’à la mort, en 1967, de son ex-compagnon d’armes « Che » Guevara.

JOL Press : Comment expliquez-vous cette conquête aussi rapide ? Une simple histoire de révolution ? De charisme ? De stratégie ?

Jean-Pierre Clerc : Fidel Castro est évidemment un personnage hors du commun. Il avait un grand sens du terrain, une volonté et une énergie remarquables.

Mais s’il a pu renverser son prédécesseur, Batista, c’est aussi que les méthodes de contre-guérilla qui ont ensuite été peaufinées en particulier par les Etats-Unis, notamment en raison de la victoire de la guerilla castriste à Cuba, n’étaient pas rodées…

JOL Press : Comment se fait-il alors que subsiste aujourd’hui un phénomène, voire un mythe « Fidel Castro », à Cuba comme ailleurs ?

Jean-Pierre Clerc : En Amérique Latine, Fidel Castro garde un prestige considérable, notamment parmi les couches populaires et chez les  jeunes car il reste celui qui a renversé un État politique et social soutenu par les États-Unis, qui sont historiquement considérés comme responsables de la plupart des maux du sous-continent.

C’est cet anti-américanisme qui a également, pour partie, conquis la population cubaine. 

Mais c’est aussi par les réformes qu’il a menées sitôt arrivé au pouvoir que Fidel Castro a gagné sa popularité. Il  a instauré la sécurité sociale et l’éducation gratuite jusqu’à 15-16 ans, et a distribué les logements laissés vacants par des Cubains liés à l’ancien régime émigrés aux États-Unis.

Le relai de cet enthousiasme initial a très vite été pris par les médias internationaux, et s’est propagé dans le monde, en particulier en Europe  – de l’Ouest et de l’Est pour des raisons bien évidemment très différentes : à l’Ouest, on chantait « la fête cubaine », « la révolution romantique »; à l’Est, certains espéraient que la jeunesses, le tonus des barbudos cubains régénéreraient un communisme en voie de bureaucratisation sinon d’embourgeoisement.

Plus tard dans les années 1970, l’action des Forces armées révolutionnaires en Afrique a valu a Fidel Castro la popularité à travers le continent noir. Les soldats cubains sont restés en Angola entre 1975 et 1990 et ont contribué à la chute de l’apartheid en Afrique du Sud. Cette action est souvent oubliée, et pourtant je pense que c’est l’élément principal qui restera du castrisme dans la grande histoire.

JOL Press : Quel sera le visage de Cuba après sa mort ? Croyez-vous que l’ère des Castro pourrait mourir avec lui ?

Jean-Pierre Clerc : L’ère Castro suit son cours sans Fidel depuis près de sept ans déjà,, avec Raul Castro, qui marche vers ses 83 ans. Deux des proches de Raul  sont aujourd’hui susceptibles de prendre sa suite : il a un gendre, Luis Alberto Rodriguez, qui est très important à Cuba puisqu’il est le patron de près des deux-tiers de l’économie de l’île à travers une holding regroupant quelque 200 entreprises, les plus modernes du pays; Raul a également un fils qui est colonel des services secrets et chef de sa garde rapprochée.

Savoir si cette dynastie s’installera pour une nouvelle génération, comme c’est le cas en Corée du Nord, seul autre Etat de la planète qu’on peut dire vraiment communiste, est impossible à prédire.

JOL Press : Le régime cubain ne repose donc pas uniquement sur la personnalité de Fidel Castro…

Jean-Pierre Clerc : Fidel Castro garde une aura. Il aura été un orateur sinon brillant, du moins inépuisable : il restera, je pense, l’homme qui a prononcé les plus longs discours politiques de toute l’histoire de l’humanité ! 

Les apparitions publiques de ce géant de 1m97 ont d’emblée attirée l’attention à Cuba, bien avant sa victoire du 1er janvier 1959. Il a immédiatement, aussi, été remarqués dans les forums mondiaux, à commencer par les Nations unies, où il a prôné avec son incomparable vigueur l’égalité de tous les Etats et des classes sociales sur toute la terre.

Mais son problème a été de ne pas savoir créer une capacité nationale de financer cette égalité

Il a pourtant eu le génie de faire payer ses factures d’abord par l’URSS et aujourd’hui, par le Venezuela. Il a offert des hommes en échange de pétrole et autres biens : des militaires en Afrique jadis; des médecins au Venezuela aujourd’hui.

Car Cuba fait face à un permanent problème de devises,surtout pour payer son pétrole.

Productrice de sucre au début de la Révolution, l’île est aujourd’hui forcée d’en importer. Elle doit faire venir de l’étranger environ 80% de ses aliments !

Le tourisme, et aussi les envois de fonds par les exilés aux Etats-Unis à leurs parents restés dans l’île, comptent  parmi les meilleures sources de revenu du pays.

Raúl Castro n’est pas une pâle image de son frère. C’est un homme méthodique et bien plus pragmatique que Fidel.  Il a parié qu’il resterait au pouvoir jusqu’à ses 90 ans ! 

La succession sera ensuite entre les mains de l’armée, qui tranchera cette question – plutôt, je crois, que le parti communiste. Toute opposition étant interdite dans l’île ce sont, face au Régime, les exilés de Miami qui seuls pourront peser d’un certain poids. Mais nul ne peut prédire ce qui se passera, paisiblement ou violemment.

JOL Press : Qu’en est-il d’un éventuel coup d’État ?

Jean-Pierre Clerc : Il est peu probable, car l’appareil de Sécurité est solidement entre les mains du régime

Raúl Castro fait tellement corps avec l’armée qu’on dit souvent qu’il connaîtrait jusqu’au prénom du moindre lieutenant cubain ! Et il est informé par ses Services secrets du moindre mouvement où que ce soit dans l’île  ! Même si ce n’est pas totalement vrai les gens le croient, et cela aussi fait partie du Pouvoir.

JOL Press : Aujourd’hui, nous avons la sensation que Cuba ouvre ses portes (assouplissement du code migratoire, libéralisation économique, libération de prisonniers, etc). Dans votre livre, vous parlez d’une porte « entrouverte », qu’entendez-vous par là ?

Jean-Pierre Clerc : Effectivement Cuba connaît une certaine libéralisation. Amnesty reconnaît qu’il n’y a plus aujourd’hui de prisonniers de conscience. Cela n’exclue pas le harcèlement des opposants, selon des méthodes plus mesurées.

Mais l’«entrouverture » porte en priorité sur l’économie, où le dogme étatiste est en recul.

Avec des limites pourtant. On dit souvent que Cuba tourne les yeux vers la Chine ou le Vietnam pour y trouver un modèle de relance de son économie. Mais quand on regarde la réussite de ces deux pays (certes pas comparables à une île de 11 millions d’habitants), on voit bien que les réformes libéralisantes de Cuba ne peuvent pas, en l’état, lui assurer un vrai décollage économique. Seuls des quelque 180 métiers  récemment ouverts en libéral, ceux liés au tourisme et à l’agriculture pourront créer de la richesse et renforcer le potentiel cubain. 

La contrepartie, c’est que cela va creuser les inégalités au sein d’une Révolution qui, sous Fidel castro, se voulait avant tout égalitaire. 

Ces inégalités sont d’ailleurs paradoxales : les  Cubains qui vont exercer « à leur propre compte » une profession liée tourisme gagneront davantage qu’une institutrice ou une infirmière, voire un ingénieur, qui, eux, conserveront leur salaire mensuel moyen de 15 euros.

Mais, à la différence de Fidel, Raúl a compris et admis que, pour que le système fonctionne, il faut lui laisser un certain espace de liberté. 

Il a, avant tout, relancé l’agriculture.Environ 160 000 hectares de terre sont en cours de redistribution aux paysans cubains, qui peuvent désormais vendre leurs récoltes sur les marchés, et recueillir ainsi le fruit de leur travail – ce que Fidel avait, pendant près d’un demi-siècle, interdit totalement… 

Sous Fidel se jouait un théâtre d’ombres : l’Etat fait semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler et de produire ! 

Par touches minuscules, Raul Castro réintroduit le réalisme économique comme objectif pour Cuba. 

Il est toutefois paradoxal que ce soit le licenciement d’un fonctionnaire sur trois qui soit aujourd’hui l’une des mesures phare d’une Révolution castriste longtemps applaudie par les progressistes du monde entier !

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