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«Sécurité et travail: le pouvoir a ignoré les priorités des Tunisiens»

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JOL Press : L’assassinat du leader du Front populaire, Chokri Belaïd, a provoqué un regain de violence en Tunisie. Une semaine plus tard, quelle est la situation dans le pays ?

Khadija Mohsen-Finan : La situation s’est sans doute provisoirement calmée. Pour autant, Tunis reste en ébullition.

JOL Press : Au-delà de cet assassinat politique, quelles sont les raisons de cette « ébullition » ?

Khadija Mohsen-Finan : Les Tunisiens ont tiré les leçons de l’échec de la troïka – présidence de la république, chef de gouvernement et assemblée constituante – qui dirige le pays. Ces trois pouvoirs ont mal hiérarchisé les priorités. Leur mandat était de doter le pays d’une nouvelle constitution et de répondre aux préoccupations des Tunisiens d’ici à de nouvelles élections.

JOL Press : Et quelles sont ces priorités, ces préoccupations ?

Khadija Mohsen-Finan : Les questions sécuritaires, le maintien de l’ordre et de la paix civile. Mais aussi les questions économiques. Le pouvoir aurait dû se concentrer sur la mise en œuvre de solution pour redonner du travail aux Tunisiens et recréer un climat de confiance.

JOL Press : Était-il, selon vous, important d’ouvrir le débat sur la question religieuse ?

Khadija Mohsen-Finan : Que ce soit la question de la centralité de la religion ou de la place du religieux dans la constitution, trop de temps a été consacré à cette question. Les questions liées à la sacralité – que ce soit la problématique des libertés publiques ou la réforme du code du statut personnel – pouvaient attendre.

JOL Press : Ce ne sont pas des questions prioritaires pour les Tunisiens ?

Khadija Mohsen-Finan : On a pu croire que c’était essentiel, mais cela ne l’était pas et ne l’est pas.

De plus, j’estime que les députés de la Constituante ne sont pas qualifiés pour traiter de ces questions. Il y a un ministère chargé de tout cela et il faudrait aussi des commissions ad hoc sur ces problématiques, composées d’experts et d’autorités morales.  

JOL Press : Le président Marzouki n’a pas compris cela ?

Khadija Mohsen-Finan : Au sein de la troïka, c’est sans doute Moncef Marzouki qui a le mieux compris la situation car il a été confronté, directement, personnellement, à la défiance croissante des citoyens ordinaires. En décembre dernier, lors de la commémoration de la mort de Mohammed Bouazizi, il s’est rendu à Sidi Bouzid et il y a reçu des tomates. En janvier dernier, lors de l’incendie du mausolée de Sidi Bou Saïd, la population sur place lui a interdit d’accéder au site. Si avec tout cela il n’a vu les signes de son impopularité…

JOL Press : Ne faut-il pas voir dans la situation actuelle le signe qu’Ennahda n’était pas suffisamment préparé à exercer le pouvoir ?

Khadija Mohsen-Finan : Oui, très certainement. Ennahda a éprouvé des difficultés – et éprouve encore des difficultés à passer d’un mouvement d’opposition à un parti majoritaire, au pouvoir. Ils ont confondu suffrages électoraux et influence sur la société. Ils ont sans doute imaginé que les premiers assuraient la seconde. Ils ont cru qu’ils pouvaient, du jour au lendemain, faire ce qu’ils voulaient dans les universités, dans les hôpitaux comme dans toutes les administrations. Ce n’est pas vrai.

JOL Press : On voit aussi poindre les signes d’une désunion au sein du mouvement…

Khadija Mohsen-Finan : Le parti est coupé en deux. D’un côté la ligne dure, restée aux portes du pouvoir et incarnée par Rached Ghannouchi et, de l’autre, une ligne plus modérée, celle que représente le Premier ministre Hamadi Djebali.

JOL Press : Qui sont ces salafistes dont l’influence semble croissante ?

Khadija Mohsen-Finan : Eux aussi sont divisés en deux. Il y a les politiques, qui entretiennent des liens avec la ligne dure des islamistes, celle du président d’Ennahda, Rached Ghannouchi. Et puis, il y a les djihadistes, qui échappent, eux, à tout contrôle. Ils entendent profiter du pourrissement de la situation sécuritaire – sans que l’on ait encore la preuve qu’ils aient commandité des attentats…

JOL Press : Que serait, pour vous, une transition réussie ?

Khadija Mohsen-Finan : Sans doute, une transition telle que celle qui se dessinait – et suivait son cours – jusqu’à l’élection de l’Assemblée constituante à l’automne 2011 – avec un exécutif à trois têtes, équilibrés, dans lequel l’Assemblée nationale représente la diversité des sensibilités politiques du pays.

Nous assistons à la création d’un espace public, caractérisé par l’explosion du nombre de partis. Mais, attention, il ne faut pas confondre liberté d’expression, liberté tout court et anarchie. C’est le risque.

C’est un processus de longue durée que la création de cet espace public et, alors même que la démocratie se construit, il peut y avoir des moments de terreur, des moments de conflit, durant lesquels on peut avoir le sentiment d’un retour en arrière.

La dynamique est bien réelle, l’élite est déterminée. Un nouveau mode de gouvernance se met en place autour d’une société civile et de l’émergence du citoyen.

JOL Press : En conclusion, comment qualifieriez-vous les relations actuelles entre Paris et Tunis ?

Khadija Mohsen-Finan : Avec la société tunisienne, les relations sont bonnes. Mais Ennahda en veut à la France. Ils mettent en avant les propos du ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, qui a parlé de montée du fasciste islamique en Tunisie. En réalité, les islamistes en veulent à la France d’être intervenue au Mali.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

[image:2,s]Chercheure associée à l’Iris, Khadija Mohsen-Finan est également enseignante à l’université Paris I (Panthéon Sorbonne). Spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes, elle travaille également sur l’intégration des populations musulmanes en Europe.

Khadija Mohsen-Finan est par ailleurs professeur à l’université Ca’Foscari de Venise (European Master MIM).

De 2004 à 2009, elle fut chargée de séminaire à l’EHESS (Musulmans d’Europe et sociétés arabes)et fut maître de conférences à l’IEP de Paris (Le Maghreb contemporain) de 2002-2010, au sein de la chaire « Moyen-Orient » avant sa suppression.

Docteur en sciences-politiques (IEP Paris 1995) et diplômée d’Histoire contemporaine (université d’Aix-en-Provence), Khadija Mohsen-Finan prépare actuellement une HDR en histoire contemporaine.

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