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Birmanie: la croisade des bouddhistes contre les musulmans

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« Tiens-toi hors de mon magasin »

Le symbole qui est soudainement apparu sur les vitrines des magasins dans toute la Birmanie pourrait paraître insignifiant : une mosaïque dans les tons pastel, sur laquelle figure le nombre 969. Mais pour les musulmans, qui vivent au milieu d’une majorité de bouddhistes en Birmanie, l’emblème porte en lui ce message effrayant : tiens-toi hors de mon magasin, et ne cherche pas à envoyer des bouddhistes sournois ici pour faire tes courses à ta place.

Dans la foulée des récentes émeutes anti-musulmanes en Birmanie – la tuerie et les incendies criminels ont laissé des cadavres noircis abandonnés dans les rues –  les autorités ont juré de traquer et punir les instigateurs.

Les craintes que la violence ne se propage dans Rangoun, la plus grande ville du pays, ont contraint certains musulmans à fermer leurs magasins au coucher du soleil, et les policiers à doubler leurs patrouilles pendant la nuit. À Mandalay, qui était au cœur des émeutes, le nombre officiel de morts s’élève à 32 ; 15 000 personnes ont été déplacées, et tous les quartiers musulmans ont été incendiés et abandonnés.

« Les bouddhistes doivent rester avec les bouddhistes »

Cette crise a explosé de concert avec la propagation rapide de la « campagne 969 », qui tire son code d’une combinaison numérologique des enseignements fondamentaux du bouddhisme. Le mouvement, explicitement nationaliste et extrémiste, exhorte les bouddhistes à ne fréquenter que des commerces bouddhistes. Et les partisans les plus virulents de 969 – un ensemble de moines nationalistes – exhortent leurs disciples à éviter tous les commerces qui refusent de fixer l’emblème 969 sur leurs vitrines.

« Le signe 969 encourage les clients bouddhistes », a déclaré Win Hted, un vendeur de 16 ans dont le magasin dans le centre de Rangoun vend des pancartes personnalisées. « Les bouddhistes doivent rester avec les bouddhistes », a-t-il ajouté, les yeux rivés sur trois hommes musulmans qui se trouvaient à proximité. Et abaissant la voix, il rajoute, dans un murmure inquiet : « Et les musulmans devraient rester avec les musulmans ».

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Mandalay Wirathu, le moine bouddhiste extrémiste

Le visage de la campagne 969 – un moine populaire nommé Mandalay Wirathu – a poussé à l’extrême ce sentiment de ségrégation. « Si vous achetez dans des commerces musulmans, votre argent ne s’arrête pas là », déclarait-il dans un discours fin février, disponible via des CD vendus dans les marchés à travers la Birmanie. « Il pourra ensuite être utilisé pour détruire votre race et votre religion ».

Le discours de Mandalay Wirathu frise le complot et la paranoïa. Il prétend que les marchands musulmans reçoivent de l’argent donné par les États pétroliers du Moyen-Orient et utilisent ces fonds pour saper les rivaux bouddhistes. Il affirme également que les musulmans ont infiltré le camp d’Aung San Suu Kyi, la parlementaire et lauréate du prix Nobel de la Paix, largement vénérée par la nation, ainsi que ceux d’autres icônes respectées de la liberté.

Bientôt, prévient Mandalay Wirathu, cette alliance musulmane pourrait enlever des femmes bouddhistes, envahir les bureaux politiques, et interdire complètement les cérémonies bouddhistes. « Nous, bouddhistes, leur permettons de pratiquer librement leur foi », déclarait Mandalay Wirathu en février dans le même discours. « Mais une fois que ces démons musulmans auront le contrôle, ils ne nous laisseront pas pratiquer notre religion. Nous devons être prudents. Ces musulmans nous haïssent vraiment ».

Aux origines de la « campagne 969 »

La colère entre bouddhistes et musulmans en Birmanie a éclaté dans l’État de Rakhine, une région côtière bordant le pauvre et très peuplé Bangladesh.

L’année dernière, des foules se sont battues à coups de machettes et de bâtons, et des réfugiés musulmans ont été contraints de rejoindre des camps infâmes, en proie aux maladies. Le nombre officiel de morts s’élève à une centaine, un chiffre inférieur à la réalité, aux yeux de certaines organisations musulmanes.

Les porte-paroles du gouvernement ont attribué cette crise à la tension créée par les Rohingya, un groupe ethnique musulman largement apatride. Bien que la plupart n’ait pas la citoyenneté, les Rohingya insistent sur le fait qu’ils ont occupé la côte birmane depuis des siècles. Mais beaucoup de bouddhistes birmans les considèrent comme des envahisseurs venus du Bangladesh.

« Les Rohingya n’existent pas. Ils sont Bangladais », a déclaré Ray Wa Ta, 27 ans, un moine qui étudie au monastère de Maesoeyein de Wirathu, à Mandalay. « Ils sont brutaux. Ils violent les filles. Ils sont Kalar ». [Le mot « Kalar » est un terme birman très insultant souvent appliqué aux musulmans, en particulier à ceux qui ont le teint foncé des sud-asiatiques].

La présence musulmane en Birmanie n’est pas nouvelle

La citoyenneté des musulmans vivant en dehors de cette région déchirée par la guerre, cependant, est incontestable. Certains groupes sont ici depuis des siècles. D’autres descendent des musulmans arrivés ici en tant que second rang des administrateurs, investis par les colons britanniques, dont la politique d’installation de bureaucrates non-indigènes pour contrôler la population locale a été condamnée pour avoir exacerbé les tensions ethniques.

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Même si elle est plus connue pour ses temples étincelants et ses moines aux pieds nus, la Birmanie est le foyer d’une importante population musulmane, qui est officiellement estimée à environ 5% de l’ensemble total des citoyens. Si vous arrivez le matin à Rangoun, vous entendrez les appels à la prière résonner du haut des minarets et, en fin de matinée, les curry d’agneau sont servis dans des restaurants appartenant à des musulmans. Mandalay Wirathu dit que ce sont les musulmans eux-mêmes qui ont inspiré l’idée du symbole 969 : pendant des décennies, les commerçants musulmans décoraient leurs devantures avec les numéros « 786 », une allusion à la numérologie islamique.

La récente effusion de sang en Birmanie a alimenté les craintes que la violence entre les bouddhistes et les musulmans ne se propage rapidement à travers le pays.

Les musulmans, accusés de complicité avec l’Arabie saoudite

Dans la capitale de l’État de Karen, Hpa-an, des tracts exhortent les habitants à interdire aux musulmans de louer des maisons et des terres agricoles, et menacent les bouddhistes qui tentent de jouer les intermédiaires avec les familles musulmanes. Mandalay Wirathu a attiré l’attention sur l’État Môn, où il accuse un opérateur de bus musulman d’utiliser de l’argent liquide saoudien et d’entraîner les bouddhistes à la faillite.

Eleven News, basé à Rangoun, fait part de nouvelles plus optimistes pour cette même région : les dirigeants bouddhistes et islamiques de l’État Môn ont uni leurs forces pour annuler les rumeurs selon lesquelles des mystérieuses personnes entraînaient des milliers des jeunes avec des épées pour qu’ils puissent ensuite faire des ravages dans la région.

« Dans le passé, des gens de différentes races et religions cohabitaient pacifiquement », explique Min Ko Naing, un ancien prisonnier politique respecté, et défenseur de la démocratie, dans une récente interview. « Je crains que nous ne puissions pas maintenir cette tradition, et je crains que notre pays ne soit plus paisible ».

Sur Internet, les messages extrémistes se multiplient

Facebook, un phénomène relativement récent en Birmanie, est devenu un outil de propagande pour la « campagne 969 » et d’autres campagnes du genre. En témoigne un message, beaucoup diffusé, qui cherche à défendre « 969 » des allégations de sectarisme : « Encouragez les points de vente 969. Je ne fais pas de la discrimination de race ou de religion. Je ne suis pas raciste. Mais j’ai le droit d’aimer ma race ! ». Un autre groupe Facebook, encore plus sinistre, supprimé depuis, se surnommait lui-même le « Gang de décapitation des Kalar ».

La popularité des magasins siglés « 969 » a explosé dans le centre de Rangoun au cours des deux derniers mois. Tous les commerçants interrogés par GlobalPost – bouddhistes et musulmans – connaissaient les discours de Mandalay Wirathu. « Tout le monde a vu ses vidéos », raconte Win Hted. « Tout mon quartier l’apprécie ».

« Nous commençons à avoir peur »

« Nous n’avons pas vraiment d’amis musulmans. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas venir s’asseoir ici », déclare Khin Su, 60 ans, propriétaire d’un salon de thé situé dans une rue adjacente à une mosquée. « Mais nous avons remarqué ces derniers jours que beaucoup de musulmans fermaient leurs boutiques et rentraient tôt. Il y a des policiers en civil autour qui gardent un œil sur eux ».

Deux rues plus loin, un libraire bouddhiste, qui gère une boutique affiliée à la campagne 969, a également affirmé que les clients musulmans étaient les bienvenus. « 969 sert à aider les bouddhistes », dit-il. Pendant qu’il parle, un religieux l’interrompt en murmurant : « Arrêtez les Kalar ! ». Puis se met à rire comme un enfant qui prononce un gros mot.

À Rangoun, il n’est pas nécessaire de dire aux musulmans de se tenir à l’écart des magasins estampillés « 969 », raconte Chit Law, un musulman de 31 ans, qui dirige un salon de thé en plein air. « Nous évitons tous les magasins « 969 » de toute façon ». « Ce Wirathu est un homme dangereux. Sa politique n’est pas bonne. Les gens espèrent que la violence ne touchera pas Rangoun. Mais nous commençons à avoir peur ».

GlobalPost / Adaptation : Anaïs Lefébure pour JOL Press

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