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Église et dictature en Argentine: la part d’ombre du pape François?

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Le 21 mars 2008, Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la Paix 1980, prononce une conférence au Sénat français, à l’occasion du colloque organisé par le Collectif argentin de la mémoire, sur le terrorisme d’État et le rôle de l’Église catholique en Argentine.

« Les militaires ne peuvent pas faire un coup d’État tout seuls »

Après le coup d’État militaire perpétré le 24 mars 1976 par le général Videla, qui renverse la présidente de la République, Isabel Martínez de Perón, les militaires argentins, qui prétendaient « défendre la civilisation chrétienne et occidentale pour la sortir des griffes du communisme », en appliquant la « doctrine de la sécurité nationale » (DSN) et l’Opération Condor, mènent le pays à la dictature, jusqu’en 1983.

« Les militaires ne peuvent pas faire un coup d’État tout seuls : ils ont toujours besoin du soutien, des complicités et des intérêts des différents secteurs sociaux, politiques, patronaux, religieux et syndicaux », rappelle Adolfo Pérez Esquivel. Une partie de l’Église argentine et de ses dignitaires ont ainsi soutenu la dictature.

L’option préférentielle pour les pauvres

Mais beaucoup de chrétiens ont au contraire suivi les orientations du Concile Vatican II et de la Conférence épiscopale de Medellin qui s’est tenue en 1968, en choisissant « l’option préférentielle pour les pauvres », certains payant de leur vie au nom de leur foi chrétienne. De là est née la théologie de la libération, qui vise à « rendre dignité et espoir aux pauvres et aux exclus ».

Des milliers de prêtres latino-américains se sont donc engagés dans cette lutte en faveur des plus pauvres, et contre la violence institutionnalisée. L’argentin Jorge Mario Bergoglio, devenu pape François le 13 mars 2013, faisait partie de ceux-là. Beaucoup de communautés religieuses sont allées partager la vie des populations défavorisées, dans les villas miserias, les favelas ou les bidonvilles.

Des évêques et des prêtres ont été complices de la dictature

« Il n’est pas possible de parler de l’épiscopat argentin comme si tous les évêques avaient eu alors une seule façon de penser », rappelle Adolfo Pérez Esquivel. « Quelques évêques furent complices de la dictature militaire. De même, quelques prêtres ont aussi soutenu les dictateurs et ont trahi le peuple et l’Évangile. Nous pouvons citer parmi ces évêques : Plaza, Bonamin, Tortolo et le cardinal Antonio Quarracinos, et aussi, comme prêtre, Von Wernich, jugé et condamné pour crimes contre l’humanité ». D’autres ont laissé faire « en se rendant complices par omission », ajoute-t-il.

L’auteur de la conférence a lui-même subi les exactions des militaires. Il raconte ainsi qu’il avait rencontré le Nonce apostolique argentin, Monseigneur Pio Laghi, à qui il avait demandé d’intervenir auprès de la junte militaire : « Il m’a répondu : « Que voulez-vous que je fasse ? Hier soir encore, les commandants militaires sont venus ici même dans ce salon. Je leur ai parlé des violations des droits humains et au sujet des disparus. Ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord avec moi là-dessus, mais en réalité je sais qu’ils ne font rien » ».

Mais certains religieux ont également « donné leur vie pour donner la vie »

En 1981, depuis le balcon de la basilique Saint-Pierre, le pape Jean-Paul II mentionne pour la première fois les disparus d’Argentine, ces prisonniers politiques jetés dans l’océan depuis des avions par la junte militaire.

« Il y a eu bien des complicités, de la mauvaise foi, et des insinuations de la part des secteurs de l’Église argentine qui soutenaient la dictature. Mais on trouve aussi des témoignages de vie, des luttes, des espérances et des accompagnements de la part d’autres secteurs de l’Église avec des gens qui ont donné leur vie pour donner la vie », explique Adolfo Pérez Esquivel, qui avait informé le pape Jean-Paul II de ces crimes.

« El Silencio », le livre qui fait polémique

Le journaliste Horacio Verbitsky, président du Centre d’études légales et sociales – une ONG qui lutte pour la défense des droits de l’homme – a publié en 2005 un livre qui fait polémique, intitulé El Silencio (Le Silence) au sujet de l’attitude de l’Église catholique argentine, pendant ces années noires de dictature. Il dénonce notamment dans son ouvrage le rôle trouble du nouveau pape, né Jorge Mario Bergoglio, qui officiait alors au sein de la Compagnie de Jésus, dans le quartier pauvre de Bajo Flores à Buenos Aires.

Pendant les six années de dictature, de nombreux prêtres engagés sur le terrain auprès des plus pauvres vont être persécutés par la junte militaire. Deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet, ont ainsi été enlevées, torturées puis tuées par les militaires, pour avoir simplement aidé les « Mères de la place de Mai » (ces mères dont les enfants ont « disparu », assassinés par la dictature militaire).

Et parmi ces exactions commises par les militaires figure l’enlèvement, la torture et la séquestration pendant cinq mois, de deux jésuites, Orlando Yorio et Francisco Jalics, qui travaillaient tous deux sous l’autorité de Jorge Mario Bergoglio. Pour Horacio Verbitsky, le nouveau pape n’aurait pas cherché à empêcher le drame. Il aurait d’abord prié les deux jésuites de ne plus célébrer la messe dans les bidonvilles, puis aurait fermé les yeux sur leur enlèvement.

Bergoglio a toujours démenti les accusations

D’après le journaliste, les deux jésuites, et notamment Orlando Yorio (décédé en 2000) prétendent que Bergoglio les a livrés aux mains des militaires. « Je suis sûr qu’il a lui-même fourni une liste avec nos noms à la Marine », expliquait Orlando Yorio lors du procès de la junte en 1985.

Le nouveau pape a toujours démenti ces accusations, affirmant qu’il avait aidé plusieurs opposants pendant la dictature. En 2010, l’ex-archevêque de Buenos Aires s’est ainsi expliqué devant la justice, lors d’une audience à huis clos.

Il affirme par ailleurs avoir rencontré à plusieurs reprises le dictateur Jorge Videla et Emilio Massera – un membre de la junte – pour obtenir la libération des deux hommes. « J’ai fait ce que j’ai pu compte tenu de mon âge et du peu de relations que j’avais, pour plaider en faveur des personnes enlevées ».

Bergoglio a déclaré à Sergio Rubin, son biographe, qu’il avait demandé aux deux prêtres d’arrêter leur travail, mais que ceux-ci avaient refusé. « Je les ai prévenus d’être très prudents », a-t-il dit. « Ils étaient trop vulnérables à la paranoïa de la chasse aux sorcières. Parce qu’ils sont restés dans le barrio, Yorio et Jalics ont été enlevés ». « Bergoglio a sévèrement critiqué les violations des droits de la personne pendant la dictature, mais il a aussi toujours critiqué la guérilla de gauche ; il n’oublie pas cette partie », a déclaré Sergio Rubin.

L’année dernière, les évêques argentins ont présenté leurs excuses pour avoir échoué à protéger la population argentine contre la dictature.

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