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La défaite idéologique de la gauche, à l’origine de la montée du FN?

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Peu de philosophes contemporains choisissent de faire vivre leurs outils critiques grâce au terreau d’une association, d’un collectif. C’est le cas de Bernard Stiegler, qui a fondé Ars Industrialis en 2005. Le manifeste de l’association, Réenchanter le monde (Flammarion, 2005 ; 7400 ventes en Champs), devait connaître un grand retentissement. Depuis, les travaux et contributions fleurissent (de l’économiste André Gréau au comédien Robin Renucci, en passant par les spécialistes des digital studies), et Ars Industrialis franchit un cap en s’associant à des collectivités locales (Nantes) ou en nouant des partenariats internationaux (Grande-Bretagne, Allemagne). 

Pharmacologie du Front national fournit une synthèse de tous ces travaux en proposant un vocabulaire philosophique à la fois ambitieux et accessible. Qu’est-ce le marketing – le psychopouvoir – et pourquoi est-il un des dangers majeurs de notre époque ? En quoi la technique influence-t-elle des fonctions aussi capitales que la mémoire ou l’écriture ? Quelle nouvelle vision de l’éducation devons-nous mettre à jour depuis l’avènement du numérique ? Que sont la bêtise et l’intelligence ? Comment aider la transformation de citoyens passifs et débordés en amateurs, acteurs et membres d’une communauté de goûts et de savoirs ? Faire attention propose, dans ces courts essais-définitions, le manifeste d’une époque charnière qui voit définitivement s’éloigner le monde ancien, tout en souhaitant mettre les outils de l’extrême contemporain au service d’un nouvel humanisme.

Extraits de Pharmacologie du Front national de Bernard Stiegler (Flammarion)

Le principal résultat « anthropologique » de la Révolution conservatrice aura été d’avoir détruit la culture, la politique et l’économie d’une véritable attention et d’y avoir substitué une industrie de la captation destructrice de l’attention, ce qui aura abouti à une irrésistible régression de l’attention et aux immenses souffrances que celle-ci a engendrées partout dans le monde – physiques, mentales, cognitives, morales et spirituelles.

Si les idées du Front national sont les plus largement partagées par les Français, c’est parce que, faute d’avoir appréhendé les véritables enjeux de la Révolution conservatrice, la bataille idéologique qui s’était engagée après la Seconde Guerre mondiale en Europe occidentale et en particulier en France a été perdue. Cette défaite, dans une lutte qui se présentait comme celle des « forces du capital » et des « forces du travail », et qui a été perdue par ces « forces du travail », a d’autant plus désorienté les esprits de chacun qu’elle a été déniée et dissimulée.

C’est parce que le « monde du travail » n’a plus vu en quoi les idées que défendaient ses représentants pourraient être aptes à lutter contre l’idéologie du capital devenu massivement spéculatif et non plus entrepreneurial et d’investissement, que les producteurs (salariés aussi bien que petits artisans, petits patrons, petits commerçants et désormais agriculteurs) ont fini, pour une grande part d’entre eux, par se rallier aux idées du Front national au lieu de se rassembler pour lutter contre les effets de cette idéologie et de son hégémonie exercée à travers les technologies de captation de l’attention.

La désorientation qui a résulté de cette défaite aura affecté jusqu’aux esprits les plus lucides, et en particulier les représentants de ce que l’on appelle encore, surtout dans le monde anglo-saxon, la « pensée française » (french thought) ou la french theory, cette locution désignant ici une capacité typiquement française à théoriser et à formaliser des concepts, qui commence après la Seconde Guerre mondiale, passe par le structuralisme en liant anthropologie, linguistique, étude des lettres, psychanalyse et théories critiques inspirées par le marxisme et se prolonge à travers le « poststructuralisme – en s’y renversant[1] ».

Or cette intense activité théorique – qui se sera initialement développée en relation étroite avec les pensées de Marx et de Freud, puis, dans la période poststructuraliste, en débat avec la phénoménologie et avec la méditation par Nietzsche du nihilisme – est originellement issue de la « bataille idéologique » dont l’après-guerre fut aussi le théâtre (en particulier en France, en Italie et en Allemagne), et qui fut surdéterminée par le contexte de la guerre froide – le destin de l’URSS travaillant tous ces débats souterrainement et sourdement.

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Bernard Stiegler, philosophe, est notamment l’auteur de La Technique et le tempsMécréance et discréditDe la misère symbolique, et Prendre soin. Il est co-fondateur d’Ars Industrialis, Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit.

Pharmacologie du Front nationalFlammarion (22 mars 2013)

[1] J’ai tenté de décrire ce devenir dans États de choc. Bêtise et Savoir au XXIe siècle, Mille et une nuits, 2012. J’y reviens infra, p. 177, et chapitres IX et X.
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