Le débat national sur les salles de consommation à moindre risque, initié en 2009, a exacerbé les tensions entre les tenants de la « guerre à la drogue » et les partisans de la « réduction des risques », qui permet aux usagers de drogues de préserver leur santé même s’ils n’arrêtent pas leur consommation. Pierre Chappard et Jean-Pierre Couteron se sont intéressés au problème dans un livre « Les salles de shoot » (La Découverte). Extraits.
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En 2011, 10% des jeunes de 15-16 ans déclarent avoir déjà consommé au moins un produit psychoactif illicite autre que le cannabis (amphétamines, cocaïne, crack, ecstasy, LSD, héroïne ou GHB), soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Les salles de shoot, de Pierre Chappard et Jean-Pierre Couteron revient sur toutes ces années où les usagers de drogues illicites ont été les boucs émissaires d’une « politique démagogique ».
Écrit à quatre mains par un usager de drogues activiste et un professionnel des addictions, il montre comment les salles de consommation s’inscrivent dans une politique au service de la santé de tous et au service de la citoyenneté partagée. Il est aussi un cri d’espoir, et un appel pour une politique des drogues plus humaine et plus efficace.
Extraits de Les salles de shoot, de Pierre Chappard et Jean-Pierre Couteron (La Découverte)
Les trente glorieuses (1945-1973) ont marqué l’entrée de l’Europe occidentale dans la société de consommation, suscitant une profonde transformation des manières de faire société. L’individualisme et l’hédonisme sont devenus des valeurs centrales. Sur les décombres de cette période, avec les crises économiques qui se succèdent depuis 1974, engendrant des phénomènes d’exclusion de plus en plus forts, débute une autre société, qui ouvre sur le XXIe siècle, la société « addictogène ». Elle place au cœur des modes de vie, d’autres valeurs, le sans-limite, l’éphémère, l’instantané, l’intensité dont les caractéristiques sont similaires aux effets provoqués par l’expérience de l’usage de drogues[1]. Le sociologue Gilles Lipovestky a souligné le lien entre ce moment d’hyperconsommation et la banalisation des stupéfiants, leur consommation de masse.
Face à cette explosion des consommations, les pays occidentaux, emmenés par les États-Unis dès la fin des années 1960, débutent une nouvelle croisade, la « guerre à la drogue », dont le but est d’arriver à un « monde sans drogue ». Elle est basée sur un système de croyances : une conception idéologique de l’usage de drogues, jugé dangereux pour l’ordre moral, et dont l’éradication doit résulter de politiques pénales agressives.
Cette guerre à la drogue va avoir de lourdes répercussions sur les usagers : la priorité absolue des politiques publiques est donnée au respect de l’abstinence de substances psychotropes (hors alcool et tabac), les forces de l’ordre étant chargées d’en garantir l’application. Les usagers sont considérés comme des délinquants, pourchassés, mis en prison, stigmatisés. La guerre contre la drogue est avant tout une guerre contre les usagers de drogues.
C’est particulièrement le cas en France, où l’adoption de la loi de 1970 définit les trois piliers de la politique des drogues : prévention primaire, sevrage et abstinence, sanction pénale de l’usage. L’usager est traité comme un délinquant, qui ne peut échapper à l’incarcération que si, et seulement si, il accepte de se soigner, c’est-à-dire de se sevrer.
Ces politiques, qui ignorent délibérément les racines socio-économiques du problème et l’essor de la société addictogène, n’empêcheront pas les drogues de se répandre et de sortir dans la rue d’une manière d’autant plus sauvage que leur prohibition interdit aux plus démunis tout espace sécurisé. Les premières scènes ouvertes – des espaces publics où se développent le deal et l’usage de drogues illicites – émergent dans les grandes villes européennes au cours des années 1980, accompagnant la « mondialisation ». Nées de la contre-culture de la fin des années 1960, elles mêlent des jeunes qui se rassemblent dans les parcs à des squatters qui vivent de manière non traditionnelle. Avec la succession des crises, pétrolières puis financières, la montée du chômage, la précarisation d’une population de plus en plus nombreuse, elles attirent des groupes disposant de très peu de ressources, en particulier des jeunes dans des situations problématiques. Initialement, la drogue consommée est le cannabis, mais l’héroïne en provenance du Triangle d’or devient vite la drogue dominante, utilisée le plus souvent en injection, souvent accompagnée d’amphétamines ; puis viendront la cocaïne et le crack.
Ces regroupements d’usagers sont à la fois nouveaux et anciens. Les centres-ville attirent depuis longtemps ceux qui ont des problèmes d’alcool, ou qui, s’installant dans différents types de déviances, cherchent de nouvelles opportunités pour échapper au contrôle de leur communauté. Ils souhaitent l’anonymat pour éviter la stigmatisation de leur comportement ou de leur apparence. La plupart des villes ont trouvé des solutions, plus ou moins en lien avec leurs traditions, qui reflètent leurs politiques d’intégration ou, au contraire, d’exclusion. Mais, face à ces nouvelles scènes, la majorité des pays vont appliquer la doctrine de la « guerre à la drogue ». La police pourchasse les usagers, disperse les regroupements qui se reforment un peu plus loin ou éclatent en groupes plus petits. Cette répression atténue la visibilité du phénomène mais renforce la marginalisation et l’exclusion sans s’attaquer aux problèmes sociaux et sanitaires. L’usager perd son droit de cité alors que l’usage de drogues s’installe dans la cité : la contradiction est dangereuse.
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[1] Alain MOREL, Jean-Pierre COUTERON, Drogues, faut-il interdire ?, Dunod, Paris, 2011.
Pierre Chappard a été président d’Act Up-Paris de 2009 à 2011, il est actuellement président de PsychoACTIF, et coordinateur du Réseau français de réduction des risques. Jean-Pierre Couteron est psychologue clinicien et président de la Fédération Addiction.
Les salles de shoot, La Découverte (14 mars 2013)