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Affaire Cahuzac: comment Médiapart mène une enquête

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Quelques heures après l’annonce par le parquet de Paris de l’ouverture d’une information judiciaire contre X, notamment pour blanchiment de fraude fiscale, le ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, a démissionné du gouvernement. « François Hollande a mis fin aux fonctions de Jérôme Cahuzac à sa demande », a indiqué un communiqué de l’Elysée.

Le parquet « confirme ligne par ligne l’ensemble des informations mises sur la place publique par Mediapart », s’est félicité son cofondateur Edwy Plenel. « Il conclut logiquement à ce que nous avions dit, c’est-à-dire qu’il fallait une information judiciaire pour mener des investigations internationales », a-t-il ajouté avant de commenter sur Twitter : « L’affaire Cahuzac montre l’utilité de Mediapart, de ses enquêtes, de sa liberté. »

Comment se déroule une enquête chez Médiapart et quelles limites étiques s’imposent les journalistes ? Eléments de réponse avec Philippe Riès, journaliste de Médiapart.

JOL Press : Comment se déroule une enquête chez Médiapart ? De quoi partez-vous ?
 

Philippe Riès : Il n’y a pas de règle générale. Très souvent ce sont des éléments extérieurs qui permettent de déclencher une enquête de la part de Médiapart. Dans l’affaire Woerth-Bettencourt, par exemple, nous avions reçu des enregistrements que certains journaux avaient refusés. Dans le cas présent, les choses se sont passées différemment : Fabrice Arfi a été interloqué par l’empressement qu’a eu Jérôme Cahuzac, à peine nommé ministre délégué au Budget, à blanchir Eric Woerth, son prédécesseur, sur l’affaire de l’hippodrome de Compiègne. C’est le point de départ de son enquête.

Il a alors commencé à creuser dans l’itinéraire de Jérôme Cahuzac, il a enquêté sur place et un jour on lui a apporté cet élément matériel qui ouvrait une piste. Il n’y a jamais eu d’arrière-pensée politique derrière cette investigation. Nous avions bien dit que l’alternance politique ne changerait rien, nous en avons fait la démonstration.

JOL Press : Quand on vous donne ce genre d’éléments, qu’est-ce que vous en faites ?
 

Philippe Riès : Nous essayons de vérifier l’authenticité de l’élément. Dans l’enregistrement, par exemple, la personne qui parle dit qu’elle va être sans doute « élue maire en mars prochain ». Partant de là, les journalistes font des recherches, recoupent cette information avec les dates de l’enregistrement et découvrent que Jérôme Cahuzac a été élu maire de Villeneuve-sur-Lot dans les mois qui ont suivi la date de cet enregistrement.

Quand nous avons sorti l’information, nous avions déjà tout un faisceau d’indications qui crédibilisaient une information selon laquelle le ministre du Budget avait été détenteur, dans une vie antérieure, d’un compte en Suisse non-déclaré aux autorités françaises.

JOL Press : Comment décidez-vous de suivre une piste ? Sur quels critères vous basez-vous ?
 

Philippe Riès : C’est fondamental : nous publions une information uniquement lorsqu’elle est d’intérêt public, qu’elle met en cause le fonctionnement de la démocratie, ou de la morale publique. Nous n’avons jamais publié d’informations qui concernaient la vie privée. Nous ne nous sommes jamais intéressés, dans l’affaire Woerth-Bettencourt, à tout ce qui, dans les enregistrements, concernait la vie privée de Liliane Bettencourt ou ses rapports extrêmement conflictuels avec sa fille. Ce qui nous intéressait dans l’affaire, c’est qu’il y avait fraude fiscale, blanchiment d’argent, financement illégal de campagne politique, des informations vitales pour la démocratie. Dans l’affaire Cahuzac nous avons procédé de la même manière : nous n’avons porté aucun intérêt au divorce de Jérôme Cahuzac, mais uniquement aux informations qui avaient un intérêt public.

Il y a eu dans cette affaire une confusion entre le travail des journalistes et celui de la justice, les journalistes ne sont pas des procureurs, ils apportent des informations. En revanche, c’est sur la base de ces informations que la justice se met en branle si elle considère que ces informations sont crédibles et sérieuses. Il n’y a pas d’accusations, il n’y a pas de querelles personnelles. Fabrice Arfi n’a pas plus de contentieux particuliers avec Jérôme Cahuzac, qu’il n’a pu en avoir avec Eric Woerth ou Ziad Takieddine.

JOL Press : Comment vous-protégez-vous quand vous sortez une affaire pareille ?
 

Philippe Riès : La première protection, c’est la protection des sources. Par ailleurs nous prenons des protections élémentaires : nous avons compris lors de l’affaire Woerth-Bettencourt qu’il pouvait y avoir des vols d’ordinateurs ou des écoutes…. Nous nous assurons donc d’avoir toujours un double de nos documents, par exemple. Mais la meilleure des protections, c’est la solidité des informations.

JOL Press : Considérez-vous la démission de Jérôme Cahuzac comme une victoire pour Médiapart ?
 

Philippe Riès : Non, absolument pas. Fabrice Arfi a été très clair sur le sujet : c’est une victoire pour le journalisme. En lançant ce genre d’investigation, nous ne cherchons rien d’autre que de faire notre métier. Il existe des disfonctionnements graves dans la démocratie qui sont liés souvent à l’argent, aux liens qui existent entre les milieux économiques et les milieux politiques, et le travail du journaliste d’investigation, c’est de mettre en lumière ces disfonctionnements.

JOL Press : Vous arrive-t-il de subir des pressions ou des menaces, à l’occasion de la publication de ce genre d’affaires ?
 

Philippe Riès : Dans le cas de l’affaire Cahuzac, les journalistes ont demandé à rencontrer le ministre délégué au Budget avant la publication de l’information, ce qu’il a accepté. Mais avant même que cette rencontre ait eu lieu, un journaliste de Médiapart a fait l’objet de dizaines et de dizaines d’appels pour essayer de le dissuader de sortir l’information. Bizarrement ce n’était pas Fabrice Arfi qui était directement visé par ces pressions. La grande force de Médiapart, c’est que nous sommes totalement indépendants, nous vivons exclusivement des abonnements, sans publicité ni subvention. Les pressions n’ont jamais aucune chance d’aboutir.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Journaliste depuis 1976, 26 ans à l’AFP, notamment à la tête du Département Economique, des bureaux de Tokyo et Bruxelles, Philippe Riès a publié quatre livres chez Grasset, dont Cette crise qui vient d’Asie et Le jour où la France a fait faillite.

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