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Démocratie en Tunisie: Moncef Marzouki revient sur son expérience

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Homme de gauche d’une lucidité sans concession, promoteur d’une alliance politique inédite et difficile avec les islamistes du parti Ennahda, Moncef Marzouki livre ici des clés décisives pour dépasser les clichés et les rumeurs qui brouillent l’accès à la réalité des « printemps arabes ». Nourri d’une longue expérience d’opposant et de militant des droits de l’homme, et, désormais, d’une connaissance intime des rouages d’un pouvoir démocratique où tout est à reconstruire, cet ouvrage évoque sans langue de bois les vrais enjeux : comment des sociétés privées pendant des décennies des libertés élémentaires, minées par la corruption, peuvent-elles édifier la démocratie ?

Comment gérer la tension entre les tenants d’un islam politique souvent adepte des recettes néolibérales sur le plan social et économique, et leurs adversaires progressistes ? Comment, au-delà de la question religieuse, conduire un programme d’action répondant aux attentes de l’immense majorité de la population : lutte contre la pauvreté et les inégalités, éducation pour tous, reconstruction d’une économie au service des citoyens, égalité hommes-femmes, justice indépendante ? Comment, enfin, établir entre les sociétés du Sud et du Nord de la Méditerranée des rapports fondés sur le respect mutuel et des échanges équilibrés ?

En bref, à partir de l’expérience tunisienne, un ouvrage salutaire pour dépasser le stérile affrontement entre extrémismes salafistes et laïques et pour renouveler le débat public, en France comme en Tunisie et ailleurs.

Extraits de L’invention d’une démocratie – Les leçons de l’Expérience tunisienne, de Moncef Marzouki (La Découverte)

La démocratie n’est pas un prototype figé pour l’éternité, c’est une expérimentation permanente. Ainsi, la démocratie occidentale n’est pas l’aboutissement de la démocratie, mais une forme, toujours inachevée, de ce désir d’égalité et de participation de tous à la chose publique qui traverse les âges. Je regarde la démocratie occidentale avec un œil émerveillé et « jaloux », mais en même temps critique. Car si ce mode de gouvernance politique comporte nombre de traits intéressants, il y a un ver dans le fruit : l’interpénétration presque obscène de l’argent et de la politique. Les campagnes électorales supposent des quantités d’argent telles qu’elles ne peuvent que pervertir la démocratie. Un autre défaut de ce « modèle » est de fonctionner dans le court terme, au mieux à cinq ans. Or, nous avons tous besoin de politiques qui se projettent à trente, quarante ou cinquante ans. Comment concilier cet impératif avec celui du contrôle citoyen, en évitant la « facilité » de la dictature plus ou moins héréditaire, ou celle d’un État soumis aux puissances d’argent ?

En outre, un grand problème de la démocratie expérimentée en Occident a été de faire croire qu’il suffirait que chacun puisse voter pour que les pauvres, majoritaires, puissent ainsi imposer l’adoption de politiques en leur faveur. En France, au xixe siècle, la bataille autour du suffrage universel a été violente, parce que la bourgeoisie craignait qu’il ne signifie la fin de sa domination. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit quand il a été adopté : même avec le principe « un homme, une voix », la démocratie a continué à créer de l’inégalité et à maintenir, voire à accentuer, les écarts entre les groupes sociaux.

Est-il alors possible de bâtir, en Tunisie, une démocratie avec des mécanismes de lutte contre la corruption plus efficaces ? Pouvons-nous inventer une démocratie dans laquelle les politiques ne seraient plus tributaires de la puissance de l’argent ? Peut-on imaginer un système politique respectueux des volontés du peuple, qui ne se réduise pas aux élections et ne soit pas tributaire d’un vote démagogique et populiste ? Peut-on construire une démocratie où les droits politiques et les droits socioéconomiques seraient inséparables ? Peut-on réduire l’écart entre démocratie formelle et démocratie réelle ?

Il n’est pas facile de répondre à ces questions, mais il n’est pas inconcevable que les Arabes, qui arrivent tardivement dans le processus démocratique, soient ceux qui parviendront à porter plus loin les expérimentations en la matière. Nous n’appliquerons pas, en Tunisie, une formule toute faite : notre Constitution ne sera pas un décalque des Constitutions française, américaine, portugaise ou polonaise. Bien sûr, nous ne pouvons ignorer leur expérience, comme si les systèmes politiques occidentaux n’avaient rien à nous apprendre. Mais nous devons concevoir notre propre système, en essayant d’inventer une démocratie du xxie siècle. 

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Moncef Marzouki, médecin neurologue et de santé publique, né en 1945 à Grombalia (Tunisie), s’est engagé dès 1979 dans la lutte pour la défense des droits humains, contre le régime d’Habib Bourguiba d’abord, puis, à partir de 1987, contre celui de Ben Ali. Constamment persécuté, il a été contraint à l’exil en France en 2001.

À la chute de Ben Ali, en janvier 2011, il est revenu en Tunisie, dont il a été élu président de la République par l’Assemblée nationale constituante onze mois plus tard. Moncef Marzouki est notamment l’auteur de Arabes, si vous parliez (Lieu commun, 1987 ; Afrique Orient, 2012) et de Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes (L’Atelier, 2009 et 2011).

L’invention d’une démocratie – Les leçons de l’Expérience tunisienneLa Découverte (11 avril 2013)

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