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Projection, dissuasion, renseignement: les exigences de la réalité géopolitique

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Préserver notre capacité de projection

JOL Press : A quoi pensez-vous ?

Général Vincent Lanata : Nous devons préserver notre capacité de projection. Au premier rang des moyens de projection ( projection de forces et projection de puissance) se trouvent les moyens aériens – les mieux adaptés aux exigences des interventions rapides auxquelles nous nous trouvons confrontés de nos jours.

En la matière, l’opération Serval a montré les limites de nos moyens. Nous devons donc renforcer notre transport aérien. L’A400M  est une réponse, tactique et logistique sans doute adaptée, mais sa livraison n’intervient qu’au compte-goutte. Nous manquons de transports lourds et nous nous retrouvons contraints de louer des Antonov ou de solliciter nos alliés américains ou britanniques.

Nous devons aussi renforcer notre capacité de ravitaillement en vol ; cette capacité est indispensable pour notre dissuasion, mais elle est de la plus grande importance pour notre capacité de projection de puissance en nous conférant l’allonge nécessaire. Cette capacité est vitale et les dernières opérations décidées par le pouvoir politique l’ont montré avec éclat ; il convient de rappeler à cet égard que nous avons dû faire appel à nos alliés afin de combler la faiblesse de nos moyens. Dans ce cadre, il faudra bien remplacer nos vieux ravitailleurs acquis dans les années soixante et maintes fois rénovés et les remplacer progressivement par des Airbus ravitailleurs, excellents appareils qui ont failli équiper l’USAF si les marchés américains n’avaient pas fait l’objet de pressions politiques.

En matière de projection, ce sont les moyens aériens qui sont sollicités les premiers du fait de leur rapidité d’action. On se souvient que les premières opérations sur la Libye, comme au Mali d’ailleurs, ont été conduites quelques heures à peine après que l’ordre a été donné par l’Élysée.

JOL Press : Ces moyens, devons-nous nécessairement nous en doter seuls ?

Général Vincent Lanata : La mutualisation des moyens de ravitaillement, est une question pertinente et que nous devons nous poser. Mais, c’est surtout une question qui se heurte pour leur emploi aux orientations et choix politiques des différents pays. Si nous mutualisions nos ravitailleurs et qu’il n’y a pas de politique de défense commune, une ligne commune, avec nos pays partenaires, il est évident que nous rencontrerions des difficultés. En revanche, il me semble qu’une mutualisation dans l’acquisition des matériels pourrait dès aujourd’hui être envisagée avec un gain dans les coûts.

JOL Press : Dans le cadre d’une politique de défense commune, qu’est-il possible de mutualiser ?

Général Vincent Lanata : Dans le cadre d’une politique de défense commune, on pourraitt mutualiser les moyens de ravitaillement et de projection, assurément. Certains moyens de support, les écoles, les structures de formation, très certainement. Encore faudrait-il que l’Europe avance !

Un Charles-de-Gaulle coûteux…

JOL Press : Une autre hypothèse avait été soulevée à un moment, celle d’un porte-avion commun avec les Britanniques…

Général Vincent Lanata : Cela a été évoqué mais avant de répondre il convient de se poser la question de savoir comment serait organisé l’emploi de cette force et celle de savoir si le besoin existe vraiment.

Nous avons aujourd’hui un porte-avion : il représente un moyen de projection et de démonstration politique. La question qui peut être posée est de savoir si pour l’avenir il nous faudra conserver ce moyen. Pour ce qui me concerne, je réponds négativement à cette question au risque de mécontenter mes amis marins. En effet, quelle est aujourd’hui le champ géographique de l’ambition de la France ? Le bassin méditerranéen et ses franges méridionales en Afrique sub-saharienne. Sur cette espace, avons-nous besoin d’un porte-avions ? La réponse est non. Des moyens de projection aériens, des moyens de ravitaillement non seulement suffisent, mais sont plus efficaces par leur action immédiate. Surtout avec des accords de défense solides qui permettent l’utilisation de bases proches des théâtres d’action.

Pour les opérations de Libye, les membres de la coalition ont utilisé des bases en Italie en Crète et à Chypre et nous-mêmes nous décollions de nos propres installations aussi aurions-nous pu nous passer du porte-avion. Par ailleurs nous disposons, s’il s’agissait, d’opérer au Moyen-Orient de bases à Abu Dhabi et à Djibouti.

JOL Press : Un outil de démonstration coûteux…

Général Vincent Lanata : Oui, car le porte-avion ne peut pas être tout seul à la mer, il a autour de lui un important environnement de navires de surface et même de sous-marin. Le Charles de Gaulle et son environnement cela représente près de 4000 hommes.

JOL Press : On parle parfois de vendre le Charles-de-Gaulle. Est-ce envisageable ?

Général Vincent Lanata : Impossible. Nous ne pouvons pas vendre un porte-avion nucléaire. Le porte-avion, il est là, et il reste là, il est utilisé au mieux. Un porte-avion nucléaire ne se vend pas.

Une dissuasion à deux composantes

JOL Press : Même chose pour la dissuasion. François Hollande a dit que son gouvernement ne toucherait pas à la dissuasion. Il a raison ?

Général Vincent Lanata :  Si elle veut garder son statut, la France ne peut pas se passer de sa dissuasion nucléaire, mais, de mon point de vue, il existe dans ce domaine quelques marges de manœuvre.

Alors chef d’État-major de l’armée de l’air, j’ai lancé la suppression du plateau d’Albion et de ses silos à missiles balistiques. Cette décision a été prise car la réalité géopolitique qui avait conduit à sa construction dans le cadre de la guerre froide avait disparu. Il faut, de la même manière, réfléchir aux exigences de la réalité géopolitique actuelle.

Notre dissuasion dispose de deux composantes, un système central sous-marin – sous-marin nucléaire en mer avec missiles embarqués – et un système aéroporté.

La composante sous-marine doit-elle être maintenue au même niveau ? Est-il nécessaire d’avoir toujours un sous-marin en mer, prêt à tirer ? Ne s’agit-il pas davantage d’une posture ? Cette posture est-elle utile dans la situation géopolitique actuelle ? N’y a-t-il pas des économies à réaliser? Je suis convaincu que oui.

En revanche, supprimer – comme certains le suggèrent – la composante aéroportée ne permettrait pas de faire la moindre économie. Les avions existent de toute façon. De plus, dans le monde actuel cette composante est plus utile dans le maniement d’une crise qu’un système central. Le sous-marin est en mer en permanence, invisible. Il est là, quelque part, c’est tout. Les avions offrent en revanche un pouvoir de démonstration – on peut même aller jusqu’à les faire décoller et les rappeler très facilement si l’intimidation a fonctionné.

Il faut garder deux composantes à la dissuasion, car une dissuasion reposant sur une seule composante ne fonctionnerait pas. Mais, puisque dans son ensemble la dissuasion représente 20% du budget de la défense, si on était amené à réduire le budget sans repenser quelque peu notre dissuasion son poids budgétaire augmenterait cela serait très douloureux pour les autres composantes de la défense.

JOL Press : La dissuasion reste le principal facteur de notre puissance et de notre place sur la scène mondiale ?

Général Vincent Lanata : Nous sommes le seul pays européen à disposer d’une dissuasion nucléaire indépendante, nous récoltons là les fruits de la politique d’indépendance nationale voulue par le général De Gaulle. Les Britanniques disposent d’une seule composante sous-marine, mais à double clé avec les Américains.

Si un jour – comme je le souhaite ardemment et je le crois – l’Europe se fait vraiment, alors pour exister sur la scène internationale et pour peser sur la marche du monde, elle ne pourra pas ne pas disposer d’une dissuasion nucléaire. La dissuasion nucléaire française sera dans ce cas le seul point d’agrégation.

Ne pas désespérer les personnels

JOL Press : Quelles sont les autres marges de manœuvre budgétaires, selon vous ?

Général Vincent Lanata : Il y en a certainement d’autres ; en termes d’effectifs il existe des marges, en particulier en regroupant des garnisons afin de gagner sur le support et le soutien. En matière d’effectifs les armées doivent être conscientes que certaines d’entre elles ont encore un effort à faire et que garder des effectifs n’est pas synonyme d’importance de statut ! La question que l’on peut poser est celle de savoir si à un an des élections municipales le pouvoir politique se lancera dans une telle opération, pourtant nécessaire, mais certainement impopulaire auprès des municipalités concernées

On peut également se poser la question du maintien d’une force blindée équipée de chars lourds comme le « Leclerc » qui ne paraît plus adapté aujourd’hui en particulier aux exigences de la projection, certains de mes camarades de l’Armée de Terre sont d’ailleurs de cet avis.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la défense nationale, ce sont les femmes et les hommes qui mettent en œuvre la politique de défense qui sont totalement dévoués à leur métier au service de la Nation et prêts à tous les sacrifices, mais il faut savoir aussi leur donner des raisons « d’y croire » et de ne pas les désespérer.

Au-delà des réductions éventuelles d’effectifs, les coupes claires dans les budgets d’équipements, si elles affectent gravement les capacités d’action en générant des ruptures capacitaires elles sont dévastatrices dans le domaine industriel. Depuis plus de cinquante ans nous avons dans notre pays mené une politique d’indépendance nationale en matière d’équipement, ce qui nous a permis de disposer d’un appareil industriel particulièrement performant ; c’est ainsi que nos forces ont des équipements remarquables et que nombre de retombées industrielles ont profité à de nombreux secteurs de la nation.

Aussi faut-il être d’une grande prudence dans les réductions de budgets d’équipement ; les dégâts seraient irréversibles et donc définitifs car ils affecteraient tout le tissu industriel avec des fermetures d’entreprises, en particulier de PME et PMI aujourd’hui très performantes. 

Un coupable retard en matière de drones

JOL Press : En dehors des tensions budgétaires, quel est le principal enjeu à prendre en compte dans la définition de la politique de défense de la France ?

Général Vincent Lanata : Plus que jamais, la guerre contemporaine repose sur le renseignement et sur des moyens d’action rapides et efficaces.

Je ne peux pas passer sous silence l’échec cuisant que nous subissons en matière de dotation de drones. Les drones, outils de renseignement et outils d’attaque. En la matière, la France en est totalement- ou presque- dépourvue.

Il est étonnant de voir un pays comme le nôtre, une des premières nations dans le secteur de l’aéronautique, être passée à ce point à côté d’une évolution technologique – tactique et stratégique – aussi majeure. C’est le résultat de carences d’ordre politique, industriel et militaire. Tout le monde s’est ligué pour aboutir à la désastreuse situation actuelle. (Je ne peux que me référer à l’article que j’ai publié sur votre site il y a quelques temps).

Alors qu’Alain Richard était le ministre de la Défense – de Lionel Jospin -, j’ai poussé en faveur de l’équipement en drones de notre armée depuis, je n’ai cessé de prêcher …. malheureusement dans le désert ! Les  corporatismes et les « querelles de clocher » sont passés avant les intérêts de la défense. Aujourd’hui nous préférons rénover l’Atlantic 2 âgé de plus de quarante ans alors que le besoin de drones est de plus en plus criant.

JOL Press : Est-il encore temps d’y remédier, de rattraper ce retard ?

Général Vincent Lanata : L’espoir aujourd’hui, c’est l’achat de drones aux Américains, afin de nous doter rapidement d’une capacité de surveillance et d’attaque avant l’arrivée éventuelle de matériels nationaux ou européens.

Ce besoin existe partout : la Corne de l’Afrique (surveillance permanente de vastes zone afin de guider les moyens à la mer qui n’ont qu’une vision limitée de la zone), le Sahel, la zone de tous les dangers ( peut-on être aveugle ou mal voyant dans une région où se déroulent toutes sortes de trafics, humains, drogue, armements ?), surveillance enfin de nos approches maritimes, etc….

Le renseignement est à la base de toute opération, il est le fruit du recoupement des informations en provenances de toutes les sources disponibles (technologiques terrestres ou spatiales et humaines) ; on dit dans l’aviation que « speed is life », on nous apprend cela dans les écoles, je dirais qu’en matière de Défense « intelligence is life » !

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Général de l’armée, Vincent Lanata a été chef d’État-major de l’Armée de l’Air. Il a notamment commandé des unités en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Qatar ou encore en Jordanie, de 1991 à 1994. Il a ensuite été chargé de mission auprès du ministre des Transports, Bernard Pons, de 1995 à 1997. Retraité du service actif, Vincent Lanata a monté deux sociétés de conseil spécialisées dans la défense et l’industrie.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

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