Quatorze ans après les premiers bombardements de la guerre du Kosovo, les chars de l’Otan patrouillent toujours les rues de cette région des Balkans, grande comme le département français de la Gironde et où vivent deux millions d’habitants . En 1999, la communauté internationale avait dû intervenir militairement pour prévenir une catastrophe humanitaire entre ce territoire habité en majorité par des albanophones et la Serbie slave frontalière. Aujourd’hui, un nouvel avenir s’esquisse dans l’ex-République de Yougoslavie : le 19 avril dernier, les deux pays ont conclu un accord de normalisation de leurs relations. En quoi cet accord est-il « historique » ? La perspective d’ouvrir des négociations d’adhésion avec l’Union européenne a-t-elle été déterminante ? Eléments de réponse avec Gaelle Perio Valerio, chercheuse associée à l’IRIS, chargée d’enseignement à Sciences-Po, journaliste dans les Balkans durant sept ans, au cours desquels elle a couvert l’ex-Yougoslavie et l’Albanie pour différents médias.
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JOL Press : L’accord a été qualifié d’« historique ». Est-ce justifié selon vous?
Gaelle Perio Valerio : En tout cas, il est extrêmement important. Il prévoit une solution qui n’est pas forcément idéale ou facilement applicable, mais il existe ! La plus grande victoire, c’est la volonté qu’il y a eu de part et d’autre d’arriver coûte que coûte à un accord. Il a fallu neuf rencontres à Bruxelles pour y parvenir ; à aucun moment ils ne se sont découragés.
Lorsque, au bout de la huitième rencontre, l’Union européenne a voulu siffler la fin de la récré, Serbes et Kosovars sont revenus à la charge pour avoir une dernière chance de s’entendre.
Ce sont moins les termes de l’accord qui sont historiques que la volonté même de parvenir à un accord.
JOL Press : Est-ce un accord gagnant-gagnant ? Ou bien l’une des deux parties a-t-elle consenti à des concessions plus importantes ?
Gaelle Perio Valerio : Le Serbie comme le Kosovo ont fait des concessions très importantes. Des deux côtés, il y a eu du lâcher-prise. C’est d’autant plus étonnant de la part de la Serbie que le gouvernement qui a poussé pour cet accord est néo-nationaliste. Avant de créer son Parti progressiste, Tomislav Nikolic, le président serbe, a longtemps été vice-président du Parti radical, toujours dirigé par Vojislav Seselj… depuis sa cellule de La Haye [ville néerlandaise où se situe le siège du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, (TPIY) ndlr].
Et le Premier ministre serbe Ivica Dacic n’est autre que l’ancien porte-parole de… Slobodan Milosevic ! [Ancien président de la République de Serbie, accusé par le TPIY, à l’issue des guerres de Yougoslavie, de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, ndlr]. C’est tout bonnement spectaculaire que ce gouvernement soutienne l’accord !
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JOL Press : Certains ont dit que cet accord était une manière implicite de la part de la Serbie de reconnaître l’indépendance du Kosovo. Quant est-il selon vous ?
Gaelle Perio Valerio : De facto, la Serbie, avec cet accord, se montre pragmatique : elle reconnaît que le Kosovo ne fait plus partie de la Serbie ; elle sort de la politique du déni : « Le Kosovo, c’est la Serbie » a longtemps été le slogan officiel serbe. Ce n’est pas une reconnaissance absolue, juridique, de l’indépendance du Kosovo, mais les mentalités bougent indéniablement.
JOL Press : Vous disiez que cet accord ne serait pas facilement applicable…
Gaelle Perio Valerio : Effectivement. La grande question qui se pose maintenant est : comment cela va-t-il se passer concrètement ? C’est la vie quotidienne des Serbes du Kosovo – qui occupent, au nord, le quart du territoire kosovar – qui se trouve bouleversée par cet accord. Jusqu’ici, ils avaient affaire aux institutions parallèles serbes ; aujourd’hui, ils vont devoir faire toutes leurs démarches administratives quotidiennes, se marier, etc, devant les institution kosovares. L’accepteront-ils ? Vont-ils pouvoir garder la double nationalité ?
Il serait difficile de leur refuser de garder leurs papiers d’identité et leurs passeports serbes dans la mesure où le passeport kosovar n’est pas reconnu par tous les pays du monde [97 des 193 pays membres de l’ONU n’ont à ce jour pas reconnu l’indépendance du Kosovo, dont cinq États de l’Union européenne, ndlr].
JOL Press : Est-ce la seule perspective de voir s’enclencher le processus des négociations d’adhésion à l’Union européenne qui a motivé la Serbie et le Kosovo ?
Gaelle Perio Valerio : Non, car les Serbes comme les Kosovars sont parfaitement conscients que l’intégration à l’Union européenne ne vas se faire tout de suite – du tout du tout ! Il est indéniable qu’ils ont voulu montrer leur bonne volonté à Bruxelles, mais c’est avant tout la volonté d’appaiser les tensions inutiles entre leurs deux pays qui les a motivés.
Conscients que la résolution de la crise économique doit être leur priorité, ils veulent calmer le jeu entre eux pour pouvoir s’y concentrer.
Non, vraiment, ils savent que leur intégration dans l’Union européenne n’est pas pour demain ; d‘autant que l’adhésion de la Croatie en juillet va sans doute être mal perçue par les populations européennes, et donc inciter les chefs d’État à ralentir toute autre candidature.
JOL Press : Quand pourra-t-on parler de réconciliation entre la Serbie et le Kosovo ?
Gaelle Perio Valerio : La grande leçon de ces négociations qui ont abouti à un accord est que ces deux pays sont tout à fait capables de trouver des solutions, ensemble, et par eux-mêmes. Le travail de réconciliation va exiger du temps, un travail de mémoire, des recherches sur les disparus, etc. Mais ils ont prouvé qu’ils n’ont pas à attendre que l’Union européenne sorte sa baguette magique.
D’ailleurs, la construction européenne n’est plus ce qu’elle était, notamment au moment du rapprochement entre la France et l’Allemagne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : elle est moins un idéal de paix, que la protection d’intérêts bien compris.