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Gilles Kepel: «Les révolutions du Printemps arabe débutent à peine»

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Depuis deux ans, Gilles Kepel, familier du monde arabe depuis quatre décennies, est retourné partout – Palestine, Israël, Égypte, Tunisie, Oman, Yémen, Qatar, Bahreïn, Arabie saoudite, Liban, Turquie, Syrie – et a rencontré tout le monde – salafistes et laïcs, Frères musulmans et militaires, djihadistes et intellectuels, ministres et fellahs, diplômés-chômeurs et rentiers de l’or noir… De ce périple il a rapporté un Journal.

Dans le troisième volet de cet entretien, Gilles Kepel évoque le mécanisme des révolutions en cours et prédit, par l’analyse, que ces processus relève d’une temporalité plus longue à peine amorcée. Arguments.
 
JOL Press : Vous avez parlé de « victoires » des révolutions : selon vous, est-ce que ces révolutions, qu’on a appelées « printemps arabe », sont-elles aujourd’hui terminées ?

Gilles Kepel : Non, pas du tout, au contraire. Par exemple, en Égypte, en Lybie et en Tunisie la révolution n’est pas du tout finie.

A un premier stade, vous avez eu la chute des anciens régimes ; dans un second, des élections qui ont amené soit la victoire des Frères musulmans et assimilés, comme en Tunisie et en Égypte, soit un équilibre relativement chaotique come en Lybie. Aujourd’hui, face aux dysfonctionnements de ces gouvernements, on observe de fortes réactions des sociétés civiles, comme on l’a vu après l’assassinat de Chokri Belaïd en Tunisie.

JOL Press : La comparaison de ces processus révolutionnaires avec les révolutions russe et française est-elle pertinente ?

Gilles Kepel : Dans une certaine mesure, oui, puisqu’on a pu constater des alliances de classes sociales qui ont permis, par exemple en Tunisie, à un mouvement de révolte de pauvres, marginalisés – incarné par Mohammed Bouazizi – de se joindre aux classes moyennes de Tunis, dans ce que Marx appelait un « moment d’enthousiasme ».

Les classes s’unissent donc pour se débarrasser du dictateur, c’est ensuite qu’ils soldent leurs comptes. En réalité, la victoire des islamistes a été une manière de repeindre du vert des valeurs morales les enjeux sociaux. Mais les conflits sociaux ne sont pas du tout réglés actuellement, ces révolutions ne sont que dans une phase de commencement.

JOL Press : Et selon vous, cela se terminera quand et comment ?

Gilles Kepel : C’est difficile à dire, d’autant plus que ces révolutions sont prises dans un système régional de plus en plus complexe, dans la mesure où l’ensemble de ces révolutions sont prises en otage par le système régional.

C’est le Qatar qui a accompagné, avec Al-Jazeera, les Frères musulmans comme étant les héros de la révolution, voyant là une opportunité d’exercer une sorte de leadership sur le monde arabe sunnite, face aux Saoudiens d’un côté, et face aux Chiites iraniens de l’autre.

De plus, comme la Syrie, ces révolutions vont sortir peu à peu de leur cadre national, le processus ne fait que commencer pour l’instant.

JOL Press : Dans votre livre, vous parlez du Qatar, de la Turquie et du khalifa sunnite : quelle est la position turque dans cette situation ?

Gilles Kepel : La Turquie représente une sorte de modèle pour les islamistes arabes : c’est un pays où l’Akapé, qui est très proche idéologiquement des Frères musulmans, était au pouvoir au moment de la prospérité turque. Un peu comme le Parti communiste chinois, l’Akapé a économiquement accompagné la transition vers les villes du prolétariat rural, tout en rassurant la petite bourgeoisie pieuse qui tenait les usines.

Dans le monde arabe cela ne se passe pas comme ça : la malédiction pétrolière a généralement détruit l’éthique du travail, donc on a une situation où la Turquie souhaite aujourd’hui se faire le leader du monde sunnite.

La Turquie n’est pas arabe, mais est l’un des plus grands pays de la région, et essaye de jouer un rôle moteur en Syrie. Cette implication pose plusieurs problèmes avec les pays arabes qui veulent bien s’appuyer sur la Turquie contre l’Iran, mais pas trop. Et paradoxalement, ces révolutions arabes retrouvent les ennemis traditionnels turcs et iraniens sur la voie de leur accomplissement.

JOL Press : Est-ce qu’on assiste à un retour du panarabisme ? Ce concept reprend-il du sens aujourd’hui ?

Gilles Kepel : Plus ou moins, puisque ces révolutions dressent aussi des arabes contre d’autres arabes. Ces révolutions sont à la fois un facteur d’unité, mais aussi de division.

JOL Press : Que peut faire l’Occident face à la situation dans cette région ?

Gilles Kepel : Il n’y a pas d’Occident comme tel, il y a des intérêts assez divergents. Pour la France, il est claire que le pays dans lequel les enjeux sont les plus importants est la Tunisie, puisqu’il y a dix député français à l’Assemblée tunisienne.

Les États-Unis sont évidemment très engagés dans le conflit iranien. Est-ce que l’appui aux salafistes via Israël peut permettre de faire émerger des forces démocratiques en Syrie ? Comment organiser la transition en Iran ? Ce sont aujourd’hui de vraies questions.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

> Gilles Kepel est membre sénior de l’Institut universitaire de France, et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le monde arabe et l’islam contemporains. Ancien professeur à Sciences-Po, il est le fondateur de la collection « Proche-Orient » aux PUF.

Gilles Kepel est l’auteur de Passion arabe: Journal, 2011-2013 sorti chez Gallimard le 21 mars 2013

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