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Le journaliste Roméo Langlois remporte le prix Albert Londres

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Une opération de « routine »

Cela devait être un reportage sur une « opération anti-drogue de routine » pour Roméo Langlois, journaliste d’investigation. En poste depuis une dizaine d’années en Colombie, le correspondant de la chaîne de télévision France 24 couvre le conflit fratricide qui déchire la Colombie depuis cinquante ans.

Le « come back » médiatique des Farc

Ce jour-là, Roméo Langlois accompagne les militaires colombiens pour filmer une opération de démantèlement de laboratoires de coca, dans le département du Caqueta, au sud du pays. Mais l’opération « tourne mal ». Plusieurs soldats sont tués. Roméo Langlois, blessé au bras par une balle, est enlevé par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), un mouvement révolutionnaire fondé en 1964 qui compte encore entre 8000 et 12 000 guérilleros aujourd’hui, selon les chiffres de l’armée. Une manière pour les Farc de revenir sur la scène médiatique, montrer qu’ils sont bien encore là et que le pays est en guerre.  

Détenu pendant trente-trois jours, Roméo Langlois retrace ce mois de captivité dans son livre Jungle Blues et reconstitue de manière précise la mobilisation de ses proches pour sa libération. Il y dépeint également la Colombie, son « pays d’adoption », un pays complexe qu’il décrit comme « schizophrène ». Un pays rongé par les affrontements des différents groupes armés, où chacun adopte une « attitude permanente de paranoïa controlée », mais un pays également accueillant et fier, où la joie de vivre émane malgré l’extrême violence.  

JOL Press : Dans votre livre Jungle Blues vous expliquez avoir vécu votre captivité comme une « humiliation ». Pensez-vous que les Farc vous ont utilisé politiquement pour montrer qu’ils existaient encore?
 

Roméo Langlois : J’en suis convaincu. Les Farc ont joué un coup politique et médiatiqueévident à mes dépens. Au fur et à mesure que l’affaire se politisait, ils ont compris qu’il y avait un parti médiatico-politique à tirer de ma détention, puis de ma libération. Ils ont décidé de me retenir suffisamment longtemps pour qu’on parle de moi, pour inquiéter tout le monde, pour passionner l’opinion publique colombienne et internationale. Ils m’ont libéré suffisamment rapidement pour qu’on ne puisse pas dire qu’ils m’avaient vraiment séquestré. Ils m’ont libéré sans aucune contrepartie, afin de montrer qu’ils respectaient leur engagement de ne plus enlever de civils contre rançon.

JOL Press : Vous travaillez en Colombie depuis une dizaine d’années. Votre travail a-t-il uniquement porté sur les Forces armées révolutionnaires de Colombie ?
 

Roméo Langlois : J’ai beaucoup travaillé avec les Farc, mais pas seulement. J’ai couvert leconflit colombien pendant douze ans. Couvrir un tel conflit, comme tous les autres conflits en général, c’est essayer de comprendre la complexité des affrontements, de la situation politique et économique et d’approcher toutes les parties. Pour cela, j’ai d’abord travaillé avec les victimes du conflit : les victimes de l’Etat, de la guérilla ainsi que les familles des otageset des disparus. J’ai également réalisé de nombreux reportages auprès de l’armée et de la police,  mais aussi auprès de leur ennemi : la guérilla. Pas seulement la guérilla des Farc mais aussi la guérilla de l’ELN [l’Armée de libération nationale, ndlr] et les guérillas urbaines. J’ai également travaillé sur les gangs urbains. J’ai toujours essayé de recueillir la parole et la version des différentes parties de ce conflit.

JOL Press : Comment procédez-vous pour rentrer en contact avec les Farc ?

Roméo Langlois : Rentrer en contact avec les Farc n’est pas une chose facile. Il m’a fallu du temps pour les aborder. Quand j’ai commencé à travailler, le processus de paix entre legouvernement et les Farc [mis en place par l’ancien président Andrès Pastrana entre 1998 et 2002, ndlr] était sur le point de s’achever. Les Farc possédaient une zone démilitarisée où l’on pouvait se rendre dans des conditions de sécurité acceptables. Mais lorsque les accords de paix ont échoué, l’armée a reprit le contrôle de la zone, les Farc se sont alors divisés dans laforêt, dans la jungle et dans les zones rurales. Des combats ont éclaté dans tout le pays. La situation est devenue extrêmement violente : les barrages militaires se sont multipliés, les militaires toujours plus soupçonneux.

Aujourd’hui, il est impossible de rencontrer les Farc sans avoir un contact au préalable avec les guérilleros. Il faut savoir passer par des personnes qui ont la confiance des Farc : la plupart du temps, ce sont des paysans qui travaillent dans des zones sous le contrôle de la guérilla. Mais cela peut être aussi une maîtresse d’école qui travaille dans une zone de guérilla, uneONG, des membres de l’Eglise, des propriétaires terriens ou encore des industriels qui paient l’impôt révolutionnaire à la guérilla. J’ai également pu réaliser de nombreux reportages grâce à l’appui des membres la guerilla urbaine – plutôt par l’intermédiaire d’étudiants à Bogotà qui connaissaient des Farc. Il est donc nécessaire de rencontrer ces personnes, leur expliquer pourquoi on veut faire le reportage et gagner leur confiance. Les Farc sont très bureaucrates. Pour les approcher, il faut ensuite envoyer des mots dans un langage plus ou moins codé, sur une clé USB, sur un DVD qui sera lu sur un ordinateur et ensuite détruit. C’est assez compliqué : il y a toute une logistique. Il faut parfois attendre pendant des semaines pour avoir une réponse, souvent négative. Petit à petit, à force de persévérer, on finit par avoir le contact. Mais cela représente des années de travail.

JOL Press : L’ancien président colombien Alvaro Uribe, ennemi des Farc, vous a violemment attaqué dans un tweet en vous qualifiant de sympathisant du terrorisme. Comment définiriez-vous votre relation avec les Farc ?
 

Roméo Langlois : C’est la relation d’un journaliste avec un groupe armé guérillero, tout simplement. J’essaie, sans trop de préjugés, d’aller comprendre les raisons de l’engagement dans la guerre de jeunes paysans. Je pense avoir rapporté la parole des Farc et celle de leursvictimes de manière égale. Il est important d’aller sur le terrain, dans les campagnes, pour comprendre comment les Farc jouent un rôle d’Etat parallèle. 

JOL Press : La présence de votre caméra a été très importante au moment de votre enlèvement et de votre libération. Une « caméra salvatrice » selon vous?
 

Roméo Langlois : La présence de la caméra pendant les combats m’a permis de garder la tête à peu près froide. Le jour de ma libération, elle m’a permis de me réinstaller dans le rôle de journaliste, qui avait été quelque peu oublié pendant les 33 jours de ma détention, et d’affronter l’épreuve de ma libération en fanfare. Mais je suis tout de même restéjournaliste pendant la durée de ma captivité. J’ai réalisé des interviews des guérilleros, j’avais également un carnet, de quoi écrire afin de noter tout ce qui me passait par la tête.

JOL Press : Jungle Blues est aussi un livre sur la Colombie, que vous décrivez comme un pays schizophrène. Pourquoi ?
 

Roméo Langlois : La Colombie est un très grand pays avec énormément de réalités différentes. Au moment où des enfants se rendent dans leurs écoles privées à bord de voitures blindées, protégés par des gardes du corps, d’autres, à quelques centaines de kilomètres, sont obligés de traverser trois fleuves à la nage, ou des ponts suspendus au milieu de la forêt, pouraller à l’école. C’est aussi un pays schizophrène car toute une partie de la Colombie estextrêmement moderne, ouverte sur le monde avec une élite polyglotte, très cultivée alors que d’autres régions sont totalement reculées, perdues, arriérées économiquement, où les gens sont extrêmement pauvres et où il y a un fort taux d’analphabétisme.

C’est un pays où énormément de réalités cohabitent. La Colombie est à la fois un pays très accueillant, fier, mais aussi très violent, déchiré par des groupes opposés qui se côtoient.Dans des villages on peut rencontrer des chefs de guerre cruels, auteurs du meutre de centaines de personnes, mais aussi des curés de campagne et des mères de famille qui se battent pour arranger les choses et faire évoluer les droits de l’homme dans ces régions. C’est le fruit de cinquante ans de violence. Les gens essayent tant bien que mal d’avoir un semblant vie normale au milieu du chaos. Il y a une joie de vivre dans ce pays : les Colombiens vivent chaque journée comme si c’était la dernière.

JOL Press : Avez-vous conscience de toutes les actions qu’ont menées vos proches pendant votre détention ?
 

Roméo Langlois : J’étais au courant de leur moblisation, sans avoir tous les détails. Je savais notamment que Pascale Mariani [ancienne compagne de Roméo Langlois avec qui il a travaillé pendant des années, ndlr] et Vladimir étaient sur le terrain. Ils se sont rendus sur la zone de combat afin de rencontrer les guérilleros. Grâce à la radio qui m’avait été donnée, je savais que certaines personnes se mobilisaient, que la confrérie journalistique était active. J’imaginais un peu tout ce qu’ils faisaient mais je n’avais pas d’informations plus précises.

C’est une fois libéré que je me suis rendu compte à quel point tous ces gens s’étaient mobilisés. Le lendemain de ma libération, j’ai été exfiltré de Colombie. De retour en France, j’ai passé le mois d’août et de septembre à reconstituer l’histoire : j’ai réalisé des centaines d’heures d’interview par Skype pour comprendre comment mes proches s’étaient mobilisés. Pour cela, j’ai établi des chronologies extrêmement précises de toutes leurs actions jour après jour. J’ai noirci des dizaines et des dizaines de pages, procédant toujours de la même manière : trois colonnes pour chaque page. Une colonne consacrée à mes activités en tant que prisonnier des Farc, une autre pour les opérations nationales et internationales et enfin une troisième colonnedédiée aux démarches de mon entourage. Cela a été un travail de reconstitution très longet détaillé qui m’a permis de raconter l’étendue de tout ce qui a été fait.

JOL Press : Vous avez couvert la détention d’Ingrid Betancourt, otages des Farc de 2002 à 2008. Avez-vous imaginé un instant subir le même sort qu’elle?
 

Roméo Langlois : J’ai eu cette peur tout au long de ma détention. Je vivais avec le spectre de la détention d’Ingrid Betancourt. Mais aussi avec celle de tous les autres otages : ces policiers, ces militaires, les civils et tous ces politiques également capturés par les Farc.

JOL Press : Vous avez été détenu 33 jours. Suffit-il d’être libéré et de retrouver ses proches pour être libéré de la complexité de la condition d’otage ?
 

Roméo Langlois : Il faut du temps pour réaliser ce qu’il s’est passé, et redescendre… de la forêt. Le fait d’avoir réaliser le montage du documentaire Colombie, à balles réelles, d’avoir reconstruit ce mois de captivité en lisant la presse sur le sujet et en écrivant le récit dans ce livre, m’a aidé à atterrir. J’ai quand même eu de la chance : je n’ai été retenu que 33 jours. Je pense à mes collègues qui ont été prisonniers pendant six mois, parfois un ou deux ans… Là, c’est encore plus difficile de revenir.

JOL Press : Vous vivez en France aujourd’hui. Pourrez-vous retourner travailler comme journaliste d’investigation en Colombie maintenant que vous êtes un personnage public ?
 

Roméo Langlois : Je me suis fait quelques ennemis avec cette histoire, mais je me suis aussi fait beaucoup d’amis. Je pourrais retourner sans problèmes en Colombie afin de tourner d’autres sujets.

JOL Press : Où en sont les négociations entre les Farc et le gouvernement aujourd’hui ?
 

Roméo Langlois : Les négociations avancent mais ce n’est pas évident. On ne règle pas cinquante ans de guerre en quelques mois. Enormément de secteurs politiques et économiques s’opposent à ces négociations. Pour certains secteurs colombiens, la guerre est une bonne affaire. Entrevoir une possibilité de négociation avec les Farc, envisager desréformes sociales, notamment le partage des richesses, le partage des terres, ne plaît pas à tout le monde. Des personnes réfractaires essaient de torpiller les efforts du président Juan Manuel Santos et des Farc dans ces négociations.

Découvrez le reportage de Roméo LangloisColombie : à balles réelles :

Propos recueillis par Louise Michel D.

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