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Mai 68 a conduit à l’impunité du mensonge chez les intellectuels

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De même que la corruption de quelques responsables politiques ne doit pas jeter l’opprobre sur la démocratie, l’existence des « intellectuels faussaires » ne doit pas masquer l’apport à la société des « intellectuels intègres ». Références incontestables dans leurs disciplines scientifiques, ils ont bâti une œuvre véritable sur le long terme tout en restant des modèles d’honnêteté intellectuelle. Leur qualité humaine indéniable est fondée sur le respect des autres.

À la fois penseurs, défricheurs et éclaireurs, les quinze personnalités d’exception, choisies par Pascal Boniface, ne transigent ni avec la vérité ni avec leurs convictions même et surtout s’il faut aller à contre-courant. Pour eux, la fin ne justifie pas les moyens, la cause qu’ils défendent est plus importante que leur personne. Ils sont prêts à prendre des risques pour ce qu’ils pensent être juste et refusent de suivre les modes.

Organisé en une série de portraits suivis de longs entretiens, Les Intellectuels intègres offre une réflexion sur la place et le rôle des intellectuels dans notre pays à travers le parcours et le témoignage de Stéphane Hessel, Jean Baubérot, Esther Benbassa, Rony Brauman, Régis Debray, Alfred Grosser, Olivier Mongin, Edgar Morin, Emmanuel Todd, Tzvetan Todorov, Jean-Christophe Victor, Michel Wieviorka, Catherine Wihtol de Wenden, Dominique Wolton et Jean Ziegler.

Extraits des Intellectuels intègres, de Pascal Boniface (JC Gawsewitch Éditeur)

Pascal Boniface : Comment expliques-tu l’impunité du mensonge à laquelle on assiste aujourd’hui, le fait que l’on puisse raconter de grosses bourdes ?

Emmanuel Todd : C’est quelque chose qui me fascine. Personnellement, je vis dans la terreur de faire des erreurs en termes de recherche scientifique. J’ai peur d’avoir tort dans des faits ou des interprétations. Quand je vois certains de ces intellectuels médiatiques, lorsque j’entends ce qu’ils disent et la façon dont ils sont démentis, je me dis que si j’avais fait des trucs pareils, je me suiciderais de honte. Mais ce laxisme, cette complaisance envers soi-même font partie d’une évolution des mœurs qui dépasse tout à fait le monde intellectuel.

[image:2,s]Je ne veux pas qu’il y ait de malentendu. Je n’ai pas la nostalgie du passé sur le plan psychologique et moral. Je pense que les gens sont aujourd’hui tout autant moraux qu’autrefois. Les gens ordinaires sont même beaucoup plus ouverts. L’élévation du niveau de conscience, de la capacité de communication, de la tolérance envers autrui sont dans les milieux populaires un phénomène massif. On l’a un peu oublié, les ouvriers avaient autrefois des difficultés à exprimer leurs émotions, étant parfois proches d’états schizoïdes – je n’ai pas parlé de schizophrénie. L’élévation du niveau culturel, la remise en question des schémas autoritaires, l’équilibrage des rôles masculin et féminin ont mené l’ensemble de la population à un état psychique et moral très supérieur à ce qu’il était autrefois. Cela a toutes sortes de conséquences sociopolitiques positives : l’incapacité à concevoir la guerre notamment, qui est assurément une bonne chose même si c’est parfois embêtant lorsque le monde extérieur la conçoit toujours. Reste que l’un des corrélats – transitionnel j’espère – de cette révolution psychologique a été l’affaiblissement d’un certain type de rigueur intellectuelle ; je suis en train de parler de permissivité.

Certes Mai 68 a été pour moi un bonheur extraordinaire, on s’est marrés comme des fous, et à partir de Mai 68 la société a en gros bien évolué comme je le disais juste avant. Mais pour le coup on peut reprendre la leçon d’Aron : on n’a rien sans rien, un phénomène n’est jamais complètement bénéfique. La libération des mœurs, qui est une bonne chose, s’est accompagnée d’un certain type de relâchement de l’autodiscipline morale en milieu intellectuel. Ce n’est pas la peine de le nier. On le voit dans le rapport à l’argent et dans une tolérance à des comportements intellectuels indignes : les gens font des plagiats, se font prendre et ne se suicident pas. Et ils recommencent. C’est tout à fait stupéfiant.

Tout ça, c’est le livre que je n’écrirai pas parce que je ne m’intéresse pas suffisamment à ces gens pour leur consacrer de l’énergie. Mais si je travaillais là-dessus, j’essaierais de – c’est ce que d’instinct je commençais à faire – trouver une explication socio-psychologique dans laquelle je mettrais en parallèle tout le bien que les évolutions psychiques ont pu faire dans les milieux populaires et les dégâts qu’elles ont pu faire dans le monde intellectuel. Mais ne dramatisons pas. Je vous jure que les historiens restent aussi sérieux et fiables qu’avant.

Et je complète ce schéma sur les évolutions récentes en rappelant que la « déconographie » philosophique est en France un phénomène fort ancien, qui a fait le lit des délires actuels. La philosophie française a été, durant tout le xxe siècle, et plus tôt encore, remplie de propositions – sur l’être, le néant, l’étant, etc. – dépourvues de sens mais qui se prenaient pour des découvertes métaphysiques. « Je pense donc je suis » et toute cette sorte de chose : tautologie, nonsens, poésie ? Peut-on humainement exiger une rigueur morale absolue de gens qui ont réussi un concours parce qu’ils ont su pasticher ces âneries ? Il y avait depuis longtemps une fragilité constitutionnelle dans la pensée française.

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Pascal Boniface est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’études européennes de l’université Paris VIII. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages sur les relations internationales. Il a publié aux mêmes éditions Les Intellectuels faussaires qui lui a valu un grand succès auprès du public et quelques solides inimitiés dans le milieu médiatique.

Emmanuel Todd est historien et démographe, chercheur à l’INED. Il a notamment publié Le Rendez-vous des civilisations (Seuil, 2007, avec Y. Courbage) et Après la démocratie (Gallimard, 2008). Ils ont publié ensemble un ouvrage qui a fait date, L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique (Hachette, 1981, rééd. 2012).

Les intellectuels intègres, JC Gawsewitch Éditeur (7 mai 2013)

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