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Quand le président Albert Lebrun s’est effondré devant Pétain

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Cette Histoire des présidents de la République, de Louis Napoléon Bonaparte à François Hollande, fondée sur de nombreux témoignages exhumés de l’oubli ou totalement inédits, pourfend l’image traditionnelle qui oppose le chef de l’État effacé des IIIe et IVe Républiques au monarque républicain tout puissant de la Ve. Les premiers, dans la discrétion et la modestie, ont parfois exercé une influence infiniment plus profonde que celle qui leur est généralement prêtée.

Les seconds, en dehors des heures de gloire du début du régime créé par le général de Gaulle, ne sont pas parvenus à rompre avec la malédiction de l’impuissance publique et du déclin de la France dans le monde, malgré des velléités ponctuelles de réformes. Dressant des portraits fouillés et sans concession de chacun des 24 hommes qui se sont succédé à l’Élysée, leur caractère, leurs idées, leur entourage, leur attitude face aux crises, et leur œuvre politique, l’auteur souligne à quel point la personnalité de chacun d’eux, plus encore que les institutions, a pu influer sur le cours des événements qui ont forgé la France contemporaine.

Proche conseiller du président Nicolas Sarkozy à l’Élysée de 2007 à 2011, Maxime Tandonnet livre un témoignage édifiant sur cette période, sans état d’âme ni parti pris, et met à profit son expérience au cœur du pouvoir pour tenter de comprendre le malaise qui pèse sur la présidence de la République depuis une trentaine d’années.

Extraits d’Histoire des présidents de la République, de Maxime Tandonnet (Librairie Académique Perrin)

À la suite de la nomination de Pétain, le chef de l’État et les présidents des deux assemblées envisagent de quitter le territoire français et de conserver ainsi une liberté d’action hors de portée de l’envahisseur. Les carnets de Marguerite montrent que le 19 juin, Albert et son épouse préparent leurs bagages : « On s’oriente vers l’Algérie, ce que je préfère de beaucoup à l’Angleterre. » Le Conseil des ministres se prononce en faveur de ce départ et organise l’accueil du président à Perpignan où il doit prendre la mer. Cependant, les partisans d’une paix séparée complotent pour faire échouer l’opération dont ils craignent qu’elle n’indispose l’Allemagne : le maréchal Pétain – qui pourtant, de prime abord, n’y était pas hostile –, Laval et Raphaël Alibert, sous-secrétaire d’État à l’Information. Le 20 juin, alors que Lebrun s’apprête à prendre la route, Alibert se rend à l’appartement de la rue Vital-Carles et lui ment effrontément, prétendant que l’armée française résiste mieux que prévu sur la Loire et que son départ peut donc être différé.

Le voyage est reporté d’une journée. Cependant, Pierre Laval, accompagné d’une délégation de huit députés et de quatre sénateurs, fait une scène au chef de l’État : « Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas partir ! Nous n’accepterons pas que, par ce biais presque frauduleux, le gouvernement aille continuer en Afrique un combat qui s’avère impossible. Je viens de Clermont par la route. J’ai vu le spectacle de notre défaite. Il nous faut maintenant sauver de ce pays tout ce qui peut l’être. Or, ce n’est pas en quittant la France qu’on peut la servir. » Lebrun tente d’expliquer à l’ancien chef de gouvernement les raisons de sa démarche, mais ce dernier redouble de violence : « Si vous quittez cette terre de France, vous n’y remettrez jamais plus les pieds. Oui, quand on saura que vous avez choisi, pour partir, l’heure où notre pays connaît la plus grande détresse, un mot viendra sur toutes les lèvres : celui de défection… Peut-être même un mot plus grave encore : celui de trahison. » Albert Lebrun lui demande de se calmer : « Parlez moins haut. Plus vous criez, moins je vous entends[1]. » Peine perdue, la manœuvre d’intimidation est couronnée de succès : le président renonce à son intention de gagner Alger.

L’armistice signé, le pouvoir établi à Vichy le 1er juillet, les nouveaux dirigeants du pays ont l’intention de se débarrasser d’Albert Lebrun, installé au pavillon Sévigné. Le président, d’après le carnet de son épouse, se montre franchement hostile à la nouvelle équipe, constatant que « Pétain n’est qu’un jouet aux yeux de Laval ».

[image:2,s]À la suite de l’attaque anglaise de Mers el-Kébir, il s’indigne de la proposition de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne formulée par une partie des ministres autour de Pierre Laval, le 4 juillet, en Conseil : « Mais vous êtes devenus fous[2] ? » Marginalisé, isolé, le président est laissé à l’écart des manoeuvres de couloir du nouvel homme fort, destinées à abolir la IIIe République[3]. D’ailleurs, le 7 juillet, un groupe de parlementaires dirigé par Pierre-André Flandin[4] rencontre le président au pavillon Sévigné et l’invite à démissionner : son objectif est de faire élire Pétain président de la République pour sauver les institutions[5]. Albert Lebrun refuse de s’associer à la combinaison : élu pour sept ans, il veut accomplir son mandat jusqu’au bout. Il ne se fait pourtant aucune illusion et sait que ses jours sont comptés.

Le 10 juillet, il voit l’Assemblée nationale, dans un climat d’abattement indescriptible, voter à une forte majorité[6] le projet de loi constitutionnelle qui « donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes la nouvelle Constitution de l’État français ». Le chef de l’État appose sa signature sur ce texte[7]… Puis, poussé vers la sortie par Pétain qui demande « au digne président de se soumettre à la volonté de l’Assemblée nationale », il refuse de démissionner et se retire discrètement de Vichy le 13 juillet avec Marguerite, quittant l’histoire par la petite porte. Faillite d’un homme ou d’une institution ?

L’effondrement de la présidence de la République en ces journées cataclysmiques de juin 1940 est le résultat d’une évolution qui remonte à la chute d’Alexandre Millerand. La débâcle du chef de l’État marque l’apothéose d’un certain état d’esprit qui depuis lors nie sa vocation à exercer une autorité. Cependant, l’attitude d’Albert Lebrun, figé jusqu’au bout dans le dogme de la présidence impersonnelle alors que tous les repères ont volé en éclats tient avant tout à sa personnalité. Son renoncement à quitter Bordeaux pour Londres ou Alger sous la pression de Laval – départ qui pouvait modifier le cours de l’Histoire – n’a pas d’autre explication.

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Haut fonctionnaire et auteur de nombreux ouvrages historiques et d’actualité, Maxime Tandonnet a été l’un des proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur et à l’Élysée.

[1] Citations de Jacques Chastenet, Histoire de la IIIe République.

[2] Ibid.

[3] Pierre Laval s’efforce de convaincre les parlementaires d’adopter son projet de loi constitutionnelle qui abolit la IIIe République et confie tous les pouvoirs au maréchal Pétain.

[4] Ancien président du Conseil, député conservateur.

[5] Selon ce raisonnement, si Pétain était devenu président de la République, l’abrogation de la IIIe République ne se justifierait plus.

[6] À l’exception de 80 parlementaires.

[7] Il est alors toujours chef de l’État et sa signature est donc en principe nécessaire pour acter le changement de régime, même si tout ceci est purement formel et symbolique.

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