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Appel du 18 juin: que reste-t-il de la Résistance aujourd’hui?

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JOL Press : Où étiez-vous le 18 juin 1940 ?
 

Jean-Louis Crémieux-Brilhac : Je devais me trouver dans un camp de prisonnier en Belgique. J’avais été fait prisonnier le 11 juin, et j’étais en partance vers la Poméranie. J’ai donc ignoré l’appel du général de Gaulle du 18 juin. J’avais appris, je ne sais pas comment, que l’Angleterre avait proposé de faire une union politique avec la France pour continuer la guerre, ce qui avait été un espoir pour moi, même si cela n’a pas eu de suite. Nous étions donc dans l’accablement de cette défaite qui était pour nous difficilement compréhensible et affreuse. Je n’ai pris connaissance de l’appel du 18 juin qu’à mon arrivée à Londres, en septembre 1941.

Mais, lorsque j’étais prisonnier au Stalag II B en Poméranie, les Allemands nous distribuaient, dès juillet, un petit journal de propagande pour les Français, le Trait d’Union. Dans le premier numéro, il y avait un article dénonçant le « général félon » qui, aux ordres de la cité de Londres, prétendait « continuer la guerre ridiculement aux côtés des Anglais ». Mais nous n’en avons pas su davantage à ce moment-là.

JOL Press : Vous avez été fait prisonnier dans la Marne, envoyé en Allemagne, et vous vous êtes ensuite évadé…
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Je me suis évadé en janvier 1941, en direction de la Lituanie, qui avait été occupée par les soviétiques et où j’espérais qu’il y avait encore un consul français. La Lituanie n’était qu’à 425 kilomètres du camp où je me trouvais, alors que pour revenir vers la France, il fallait compter plus de 1 000 kilomètres et un certain nombre de frontières et de lignes de démarcation à passer. Je suis parti avec un autre camarade.

En l’espace d’un an, entre le 20 juin 1940 et le 22 juin 1941, date de l’agression allemande contre la Russie, 218 Français de sont évadés d’Allemagne vers l’Union soviétique, dont 185 ont rallié les Forces françaises libres du général de Gaulle.

JOL Press : Comment s’est passée cette évasion ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Cette évasion a été la fois très compliquée à préparer et relativement simple à exécuter. Étant aspirant, c’est-à-dire jeune officier sans en avoir le titre, le gouvernement de Vichy disait que les aspirants ne devaient pas être considérés comme des officiers mais comme des sous-officiers. De sorte que j’ai été envoyé dans un Stalag, un camp de simples soldats, d’où il était malgré tout plus facile de s’évader que d’un camp d’officiers.

Il y avait en effet de nombreuses allées et venues, et le Stalag où j’étais régissait 40 000 hommes dont la plupart travaillait dans des camps, des fermes ou des entreprises allemandes. Dès le mois de septembre, voyant que l’Angleterre ne pouvait plus être envahie à cause de l’approche de l’équinoxe, que la guerre durerait longtemps et que je ne voulais pas rester des années derrière les barbelés, j’ai décidé de prendre la clé des champs.

« Claude, je vais m’évader »

Pour vous dire l’esprit de l’époque, les illusions et la confusion qui régnaient, arrivé au Stalag, je tombe sur un de mes amis d’enfance par hasard et je lui dis : « Claude, je vais m’évader, tu viens avec moi » ; ce à quoi il répond : « Tu galèjes [rigoles], à Noël on sera à la maison ! ». Il est resté cinq ans.

Donc j’ai trouvé un autre compagnon d’évasion. J’avais de l’argent de côté, mais nous avons mis deux mois à nous procurer ou nous fabriquer des vêtements civils. C’était vraiment compliqué. Il se trouve que dans ce camp, il y avait des prisonniers polonais, dont certains étaient en tenue civile, et quelques-uns d’entre eux sortaient du camp pour aller travailler en ville.

Ils avaient donc un laissez-passer et un brassard avec une croix gammée. Il a fallu que je me procure un brassard, qu’un copain faussaire me fabrique un laissez-passer, et nous nous sommes présentés à la sortie du camp, en tenue civile, le 4 janvier, un samedi soir, en présentant notre laissez-passer signé du président du camp. Puis nous avons été vers la gare et nous avons pris le train.

Nous avons passé la journée du dimanche à Königsberg où il faisait un froid épouvantable – les bateaux étaient pris dans la glace du port – et l’on a passé la matinée dans un temple protestant à écouter le sermon, puis l’après-midi dans un cinéma.

« Nous avons marché toute la nuit avec la boussole »

Nous sommes repartis le soir et nous avons traversé la frontière en marchant toute la nuit avec notre boussole, en franchissant les barbelés, les ruisseaux glacés, nos vêtements complètement déchirés, une alerte que nous avons pu éviter…

Et enfin, après huit ou dix heures de marche dans la nuit, nous sommes arrivés en Lituanie où, quelques heures plus tard, marchant sur la route, nous avons été arrêtés par les soldats rouges et embarqués dans ce qui était l’antichambre du goulag. Nous avions illégalement franchi la frontière, ce qui constituait un délit punissable de 4 ans de prison, et nous étions suspectés d’espionnage qui nous a valu prisons multiples et camps d’internement, où finalement les évadés français ont été regroupés.

C’est deux mois et demi après l’entrée en guerre de la Russie que, sans avoir été libres un seul jour en Union soviétique, nous avons finalement été transférés dans un bateau canadien, au milieu de la mer blanche, au nord d’Arkhangelsk, et nous avons participé avec ces Canadiens à un raid de commando sur le Spitzberg, avant de rallier l’Angleterre.

JOL Press : Dans quel était d’esprit vous trouviez-vous pendant toute cette période d’évasion puis d’emprisonnement en Union soviétique ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Dans les premiers temps, nous étions très inquiets parce que nous ne savions pas si nous n’allions pas rester des années prisonniers, déportés… Nous avons assisté à Kaunas, en Lituanie, à l’arrestation de toute la bourgeoisie et de tous les paysans aisés, envoyés au Kazakhstan ou en Sibérie… On ne savait pas du tout ce qui nous arriverait !

« La solidarité a été très forte »

Quand les Français ont commencé à être regroupés en Union soviétique, la solidarité a été très forte, nous étions des insoumis et des rebelles, faisant deux grèves de la faim – dont une que j’ai dirigée – jusqu’à être nourris par le nez. Dans un des camps où nous étions internés ensuite, on a creusé un tunnel d’évasion pour essayer d’atteindre les ambassades de France et d’Angleterre à Moscou, ce qui était complètement fou ! C’est pour vous dire le formidable « tonus » de ces Français insupportables que les Russes ne comprenaient pas. Ils n’avaient jamais vu de tels comportements, qui n’étaient pas « prévus » par le règlement soviétique.

Du jour où la Russie est entrée en guerre, certains d’entre nous ont demandé à rallier les Forces françaises libres. Nous avions même, avec un camarade, fait une chanson, le chant de marche des évadés : « Pour combattre avec de Gaulle, souviens-toi, souviens-toi, qu’il faut s’taper pas mal de tôle, en veux-tu en voilà… ».

Et donc nous avons débarqué à Londres le 8 ou 9 septembre 1941, ne sachant pas exactement qui était ce général de Gaulle, ni ce qu’il avait fait, sauf qu’il se battait et qu’il avait rassemblé un certain nombre de terres françaises (Afrique équatoriale, Cameroun, Syrie, Liban) et c’est tout. Nous ne savions pas ce que c’était que la BBC, nous ne savions pas grand-chose, et cela a été une découverte.

JOL Press : Quelle impression donnait le général de Gaulle ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Souverain. Impressionnant.   

JOL Press : Quelle était votre vie à Londres ? Aviez-vous des liens avec les Anglais ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Oui bien sûr. Alors que les volontaires étaient envoyés en Afrique pour se battre, le général de Gaulle venait de créer un commissariat à l’Intérieur pour diriger les relations politiques et la propagande vers la France, commissariat qui n’existait pas auparavant, et il m’y a affecté.

À 24 ans je me suis donc retrouvé à un poste tout à fait extraordinaire, en contact avec les décideurs de la politique clandestine, devenant même ami de certains des chefs de mouvements de résistance qui faisaient l’aller et retour entre Londres et la France, et en relation continue avec le BCRA (les services secrets de la France libre) et avec le service secret anglais d’action en France, le SOI (special operations executive), chargé de mettre le « feu » à l’Europe. Je me souviens de la guérilla, des sabotages… Il nous donnait les moyens d’effectuer des parachutages et des atterrissages clandestins.

JOL Press : Vous avez parlé au micro de Radio Londres ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Oui, cela m’est arrivé un certain nombre de fois. Et puis l’une de mes fonctions consistait à être le secrétaire du Comité exécutif de propagande de la France libre, c’est-à-dire de rédiger les directives françaises pour les émissions de la BBC, j’étais donc en relation très étroite et suivie avec les équipes de la BBC. Elle était brillante, brillante, brillante…

JOL Press : Comment avez-vous vécu la libération ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : La libération, je l’ai évidemment suivie de près. Nous étions aux premières loges. On était renseigné au jour le jour, une bonne partie des télégrammes me passaient entre les mains. Nous étions au courant des détails de l’affaire des Glières, du Vercors, des pendus de Tulle, d’Oradour… J’ai vécu cette progression passionnante de ce que nous appelions « l’insurrection nationale », et j’ai rédigé des directives pour ordonner cette « insurrection » région par région.

Et puis je devais être parachuté en France, mais finalement l’opération a raté. C’est un grand regret pour moi, encore 70 ans après.

JOL Press : Justement, 70 ans après, quelles images vous ont profondément marqué ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Notre transfert au milieu de la mer blanche, le 30 août 1941. Quand notre petit rafiot russe, entouré de soldats rouges, dans ce brouillard blanc, épais, est arrivé au contact du premier transport de troupes anglais vers la Russie, qu’on a jeté une passerelle vers cet énorme paquebot et que le premier d’entre nous s’est engagé sur la passerelle, tout le bateau canadien s’est mis à entonner la Marseillaise… Ce sont des choses qui marquent une vie, que l’on n’oublie pas, qui sont à pleurer…

Et puis les premières rencontres avec de Gaulle, qui étaient extraordinairement impressionnantes bien sûr… Et la découverte des appels de de Gaulle…

« Je suis monté pour écouter le discours de Laval avec Maurice Schuman »

Le 22 juin 1942 aussi, quand Radio Paris a annoncé que Laval prononcerait un discours important le soir. Nous avions créé un service d’écoute pour enregistrer les émissions de Radio Paris et Radio Vichy, et je suis monté pour écouter le discours de Laval, en compagnie de Maurice Schuman, et nous avons entendu Laval dire : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne » parce que sans cela le bolchévisme couvrirait l’Europe... Ce qui a permis à Schuman, une heure après, de répondre sur la BBC : « Monsieur Laval vient de se mettre en dehors de la nation et de la condamner à mort. »

Et puis les souvenirs de tant de chefs de mouvements, qui ont été déportés, abattus par les Allemands, d’amis proches comme Stéphane Hessel – disparu récemment – qui a fait une mission en 1944, a été déposé en France, arrêté, condamné à mort, et qui a échappé par miracle… Je me souviens également de Jacques Bingen, qui était un de mes proches amis, dont le nom est celui d’un inconnu de l’Histoire mais qui a quand même été pendant huit mois délégué général clandestin par intérim du général de Gaulle en France, qui a joué un rôle considérable mais qui a été arrêté et a « avalé sa pilule »…

Tous ces souvenirs sont évidemment très poignants, marquent une jeunesse et toute une vie. Avoir vécu cela, c’est à la fois un privilège et un drame.

JOL Press : Pourquoi est-il important de témoigner de tout cela aujourd’hui ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : C’est très important de témoigner de ce que cela a été parce que la France libre militaire a été la dernière grande aventure collective militaire de la France au XXème siècle.

« L’énergie d’un homme peut infléchir le cours de l’Histoire »

D’autre part, ce qu’a réalisé de Gaulle avec la France libre est un événement et une performance extraordinaire, politiquement et historiquement. C’est la preuve que l’énergie d’un homme, dans certaines circonstances, peut infléchir le cours de l’Histoire. Cela a été le cas de Churchill, qui a décidé de continuer la guerre contre une partie de l’opinion anglaise, et cela a aussi été le cas de de Gaulle, qui a tiré la France de l’abîme.

Il a non seulement ramené la France au niveau d’une grande puissance – peut-être de façon un peu illusoire – mais selon ses mots « en lui rendant son épée, son empire et son rang », mais a donné aussi de la France une image d’elle-même sur laquelle nous vivons qui n’était pas celle de la honte, de l’abaissement, de la capitulation et de la collaboration acceptée par le maréchal Pétain.

La France d’aujourd’hui et l’image que nous en avons ne seraient pas les mêmes s’il n’y avait pas eu l’action du général de Gaulle et de la France libre, en liaison avec l’action de la résistance.

JOL Press : Que reste-t-il de la Résistance ?
 

J.-L. Crémieux-Brilhac : Il reste de la Résistance une image vraisemblablement gonflée, mais il reste le souvenir de 250 000 ou 300 000 hommes et femmes qui ont participé à des réseaux ou à des mouvements de résistance.

Mais aussi quelque chose qu’on ne dit pas, qui ne figure guère dans les livres : c’est que ce pays que l’on considère comme attentiste a été très rapidement et profondément anti-allemand, anti-collaborationniste, et n’a pas accepté – ce qui ne signifie pas que tous les Français se sont engagés, loin de là.

Mais la résistance a été un mouvement social de grande importance, auquel des tas d’individus, isolément, par un geste – l’accueil pour une nuit d’un réfugié, l’aide à faire des faux papiers, le ravitaillement des maquis ou des réfractaires – ont contribué.

Si vous pensez que 75% des juifs de France ont été épargnés, c’est bien par des actions individuelles, difficilement repérables. Donc la résistance c’est quelque chose de très diffus, mais qui dans une phase d’effondrement total d’un pays est quelque chose qui tout de même a été remarquable, et qui, en liaison avec de Gaulle, a défini les bases d’un régime économique et social et d’une doctrine sur laquelle nous fonctionnons encore aujourd’hui.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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