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Communication : à chaque génération ses références

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La culture d’un individu provient essentiellement des rencontres qu’il a pu faire avant l’âge adulte. Cet article figure en préambule d’un travail universitaire (CELSA/Paris Sorbonne) dans lequel j’ai abordé certaines formes de relations entre les générations, les technologies de l’information et de la communication, et les dispositifs communicationnels. Le sujet en était « Comment les représentations que se font les entreprises des jeunes salariés et de leurs habiletés techniques transforment-elles les relations de travail et les formes du pouvoir et de l’autorité ? Je propose ici au lecteur, en forme de clin d’œil, un survol des univers traversés par mes « sujets » d’observation lors de la phase de construction de leurs repères culturels.

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Génération 61

Un individu né en France en 1961 aura connu la télévision couleur à l’âge de six ans, le choix entre trois chaînes dès l’âge de 11 ans. Jusqu’à vingt ans, il aura pu écouter cinq radios publiques et trois radios privées sur les grandes ondes.

Le téléphone filaire à cadran rotatif sera son seul moyen de contact synchrone avec l’extérieur jusqu’au même âge (il lui suffisait de composer 6 ou 7 chiffres jusqu’à 24 ans, 8 jusqu’à 35 ans). Une heure de communication locale coûtait l’équivalent de 2,10 € quand il avait 27 ans (source). A condition d’être suffisamment fortuné pour pouvoir dépenser 25 000 F (plus de 3 800 €, sans compter le coût des communications) pour acheter un combiné portatif de près de deux kilos, il aura pu goûter dès 25 ans aux joies de la téléphonie mobile (Radiocom 2000, 1986), et à son 30ème anniversaire, au moderne GSM (1991 en France).

Son premier contact avec un ordinateur personnel remonte vraisemblablement à son 14ème anniversaire (Altair 8800 vendu en kit aux USA pour 400$), mais plus sûrement à 20 ans avec un IBM PC ou compatible. Il aura pu découvrir la messagerie instantanée à 35 ans (ICQ, 1996). S’il est devenu à 95% utilisateur de Windows, c’est parce qu’il l’aura découvert à son lancement quand il avait 24 ans. Avec un peu de chance, il aura rencontré le Web à 28 ans, et pu y naviguer, autrement qu’en saisissant sur son clavier des adresses chiffrées, grâce à un navigateur (Mosaïc), vers l’âge de 32 ans.

Son premier jeu électronique a de bonnes chances d’avoir été Pacman, quand il avait 19 ans. Et s’il s’est plu à jouer avec Tetris, c’est qu’il était encore un grand enfant à 23 ans. Pour ce qui est de ses amis, il avait heureusement d’autres moyens que des outils électroniques pour s’en faire, sinon il aurait eu besoin d’attendre 43 ans (Facebook, 2004).

Son loisir préféré est la télévision. À l’adolescence, il y regarde de nombreux feuilletons ou chaque épisode est une histoire complète, articulée autour d’une intrigue unique. D’ailleurs ce visionnage s’effectue souvent en famille, et même si tout le monde n’y participe pas, il n’y a pas de séparation formelle entre les générations quant à la culture télévisuelle naissante, qu’on peut encore qualifier d’intergénérationnelle.

Le monde tel qu’il l’apprend à l’école tourne autour de l’affrontement Est-Ouest, d’une bipolarisation de la vie politique droite-gauche, des républiques de l’Union Soviétique, d’une Chine sous-développée et d’un sous-continent indien synonyme de colonie britannique. Il vit mai 68 à travers la perception de ses parents comme une déflagration sociale dont il aura conscience de l’importance plus tard.

Génération 81

Un individu né en France (ou ailleurs dans le monde occidental) en 1981 aura rencontré à l’âge de 10 ans le téléphone mobile, la télévision couleur avec plus de 400 chaînes (satellite), 50 radios « libres » sur la bande FM en stéréo qu’il peut capter n’importe où (même dans la voiture). Il peut faire ses devoirs sur un clavier d’ordinateur personnel équipé d’un traitement de texte (Word, 1983).

A l’adolescence, il joue à superMarioBros, dont la première version existe depuis qu’il a 4 ans, ou à un jeu nouveau comme Myst. Il demandera à ses parents de lui acheter des CD (il ne sait pas vraiment ce qu’est un disque vinyl 33T) sur Amazon ou eBay à 14 ans, mais se laissera plutôt tenter, à 18 ans, par l’échange de fichiers musicaux compressés au format mp3 (1995) sur des plateformes comme Napster (1999). MSN lui permettra d’être en relation avec tous ses copains dès l’adolescence (1995).

Il regarde la télé, les feuilletons notamment, organisés en épisodes qui se suivent et construisent une histoire simple mais dont les ressorts peuvent évoluer au gré de l’histoire, généralement longue. Jeune adulte, les feuilletons commencent à se compliquer avec des histoires qui s’imbriquent les unes dans les autres et où tout peut changer à chaque « saison ». Il peut se construire de véritables communautés d’aficionados de telle ou telle série, et le DVD constitue le « nec plus ultra » du visionnage collectif. La télévision intergénérationnelle recule, la spécialisation programmatique s’accompagne d’une multiplication des postes de télévision : souvent dans le salon, on en trouve de plus en plus souvent d’autres, ailleurs dans le logement (cuisine, chambres) où chacun peut suivre son programme préféré.

Le monde autour de lui se transforme, le mur de Berlin est abattu lorsqu’il est jeune enfant, laissant apparaître de nouveaux pays, de nouveaux voisins européens. La Chine devient une puissance, l’Inde se découvre pays autonome. Il découvre à travers des reportages à la télévision mai 68, le rock, les mouvements hippie et punk.

Génération 2001

Un enfant né en 2001 (N-generation, Network Generation, génération Z) n’utilise plus de CD (1982). Le téléphone est portable, et lui permet de se connecter en haut-débit 3G avec son réseau sur une plateforme comme Facebook (dont le nom fait partie de son langage courant comme mp3 ou PS3 –ou DS ou Xbox). L’Internet, pour lui, c’est Google. Microsoft est une entreprise dont il a vaguement entendu parler et qui n’a pour lui pas de lien particulier avec l’ordinateur, un appareil qu’il connaît parce qu’il y en a trois chez lui. À l’école on lui parle de recherche documentaire, de traitement de texte et de messagerie électronique. Lui utilise Google et son réseau pour s’informer, pour écrire des textes. Il pratique beaucoup Youtube et eMule, et correspond avec son entourage surtout par SMS et via Facebook. Il a remplacé l’appareil photo numérique qui faisait la fierté de son père par les fonctions numériques haute définition audio, photo et vidéo de son téléphone.

La télévision, il la regarde encore, mais moins que ses parents. Il n’apprécie pas de rester passif devant un écran. Les séries TV sont la norme, souvent de grandes fresques sociales où sont mises en histoire les vies d’analogues (jeunes, étudiants, jeunes adultes…) qui caractérisent un « style » et permettent souvent de revendiquer une appartenance communautaire, ou bien des secteurs professionnels souvent mis en scène de manière dramatique (justice : policiers, police scientifique, avocats, juges ; santé : hôpitaux, médecine légale). Ces séries sont souvent conçues par leurs créateurs comme un support générationnel, constitué notamment autour de codes vestimentaires, langagiers, musicaux, culturels. La télévision n’est d’ailleurs pas le seul dispositif où la série se donne à voir. L’écran existe sous différents formats et est disponible en différents lieux, y compris avec soi, en toutes occasions.

Le jeune donne son avis et prend celui de ses amis avant de faire quelque chose. Il aime la publicité qu’il prend plaisir à détourner. Le magasin physique fait pour lui partie du mobilier urbain, mais l’achat de produits et services est largement dématérialisé. Il ne comprend pas pourquoi ses enseignants ont besoin de réfléchir et d’écrire avant d’entamer une tâche, et ses parents ne comprennent pas mieux comment il peut retenir ses leçons tout en écoutant des mp3, en lisant un SMS et tenant quatre conversations simultanées en « chat » avec des partenaires de jeux en ligne répartis sur la planète.

Trop jeune encore pour avoir une conscience politique, les programmes de télévision évoquant les générations passées ne l’intéressent pas. Ce qu’il veut, c’est jouer. Le monde est de toute façon devenu trop complexe pour être compris en deux clics et trois vidéos. L’Europe est un condensé de ce qui se passe dans le monde : solidaire et désunie, sociale et déséquilibrée, technologique et frileuse, pleine de promesses mais incapable d’inspirer la confiance.

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