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J’avais dix ans lorsque les Alliés ont débarqué en Normandie (2e partie)

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Le soir du 2 août, nous apprenons que les troupes allemandes ont quitté les fermes des environs pour s’en aller vers le sud. On nous dit que des soldats anglais ont été vus du côté de Presles et de Chênedollé, c’est-à-dire à quatre kilomètres. La voie étant libre, papa espère une avancée rapide des Anglais, auquel cas, nous serions libérés rapidement sans avoir à évacuer. Dans la nuit, nous percevons des grondements de véhicules sur la route de Vassy à Vire. Papa se lève vers 5h et s’en va regarder discrètement au lever du jour, espérant voir l’armée anglaise.

La guerre fait rage, juste à côté

Il revient déçu, il s’agit de camions et de chars allemands qui remontent vers le front. Beaucoup de chars et de canons prennent position dans les fermes environnantes : chez Ballon, chez Guérin et chez Graves à la Pestrière, c’est-à-dire à cinq cents mètres ou un kilomètre de chez nous. Il n’y a pas de canon sur notre ferme, mais nous voyons passer quantité de soldats allemands qui cherchent du ravitaillement : beurre, œufs, crème. Rapidement nous n’avons plus rien à leur vendre, malgré les circonstances, ils payent. Cette fois, le bruit des canons est effrayant. Les soldats allemands sont stoïques et nous disent « n’ayez pas peur, c’est nous qui tirons, Tommys (soldats britanniques) encerclés, nous sommes en train de les achever.» Ils ont en partie raison. Les Anglais se sont fait piéger par la contre-attaque allemande et sont encerclés dans la région comprenant en partie les communes de Chênedollé, Pierre, Estry, Presles et Burcy. La bataille fait rage dans cette région à quelques kilomètres de chez nous.

Tout le monde est très inquiet. Alcide (1), qui n’a pas fait de tranchée, se réfugie chez nous avec Denise et Pierre qui a trois ans. Nous nous tassons un peu dans la tranchée. Maman aussi est inquiète, elle n’a pas de nouvelles de « ses filles » comme elle dit. Elles habitent à neuf kilomètres. Elle décide donc, malgré les dangers, d’aller les voir. Papa tente de l’en dissuader, mais elle part le matin à pied, par les champs, pour éviter les routes qui sont dangereuses. Ce jour-là, 4 août nous le passons en partie dans la tranchée. Les canons allemands tirent toujours et les Anglais ripostent, des obus tombent dans les pommiers, nous entendons les éclats qui cassent les branches. Personne ne dit rien dans la tranchée. Je ressens une peur panique. N’ayant que dix ans, je pense être le seul à avoir peur, puis je vois Emile près de moi, il est assis comme moi sur la paille, il est plié en deux et à chaque explosion, je le vois qui se baisse un peu plus. Réalisant que les grands ont aussi peur que moi me réconforte un peu. En fin d’après-midi, un calme relatif revient et maman rentre de son périple. Elle a vu « ses filles », elles vont bien et se préparent elles aussi à évacuer. Chez Madeleine, la maison est occupée par un groupe d’Allemands qui s’y est installé, c’est un poste de commandement. Heureusement, Madeleine, qui n’a que 24 ans, est soutenue et aidée par Madame Albretch, réfugiée de Paris avec son fils Pierre qui a dix ans. Depuis huit jours, des Allemands se sont aussi installés dans la ferme de Louise. Un officier dort dans sa chambre et Louise en bas dans la pièce de vie.

Nous risquons de nous retrouver au centre de la bataille, aussi le 5 août, les Allemands donnent à la mairie l’ordre d’évacuer tous les civils de la commune. Il faut porter cet ordre écrit dans chaque maison. Le départ est imposé pour le 6. Papa porte l’ordre dans les fermes voisines, c’est là qu’il découvre le nombre de chars et de canons installés à proximité. Il rentre, très conscient  que nous sommes aux premières loges pour subir la riposte des Anglais quand ils attaqueront la ligne d’artillerie allemande. Il propose à ma mère de partir dans deux heures. Le temps d’atteler les chevaux sur une charrette et la carriole, de charger des provisions, un peu de literie, de quoi faire un peu de cuisine. On attache deux vaches derrière la charrette, au moins, nous aurons du lait. Nous partons vers 18h30. Les réfugiés de Caen se joignent à nous avec leurs maigres bagages dans la carriole. Alcide nous accompagne avec un tombereau, sa carriole, deux vaches et un petit poulain attaché près de sa mère. Le midi, maman a fait des frites, la graisse liquide, non refroidie, est dans un pot de terre que je suis chargé de le tenir dans la carriole. A cent mètres de chez nous, nous croisons des véhicules allemands. Les avions alliés tournoient dans le ciel pour attaquer ces véhicules, il y a une telle défense anti-aérienne près du front, que les avions ne peuvent intervenir. Les canons tirent à une telle cadence que le bruit est infernal. Dans la ferme de Guérin, à deux cents mètres, il y a aussi le tir des chars qui s’ajoute à la D.C.A.  Les chevaux sont effrayés, Alcide a des problèmes avec son attelage, le jeune poulain se cabre. La peur m’envahit et je saute de la carriole abandonnant le pot de graisse, je me couche dans les fougères au pied d’un talus. Pour la première fois, je ressens cette peur physique que je ne contrôle pas, comme si tout le corps se révoltait. Je retrouverai les mêmes sensations douze ans plus tard en Algérie.

« J’ai peur, pour la première fois »

Au village des Landes, nous rencontrons encore des renforts allemands, des camions blindés. Je remarque qu’ils transportent deux jeunes cochons à l’intérieur, leur ravitaillement sans doute. Dans le verger de Lepesant il y a une dizaine de chars cachés sous les pommiers. Toute la famille Barbot se joint au cortège, le papa a le bras en écharpe, il a reçu un éclat d’obus.

Nous arrivons au bourg de Rully et, de nouveau, croisons un important convoi allemand, chars et camions de troupe. Le scénario se répète, des avions tournoient et les canons se déchaînent contre eux. Comme nous, les Allemands sont très inquiets et scrutent le ciel. Je marche derrière la carriole conduite par maman, avec le fils des réfugiés de Caen et sa mère. Tous ces obus tirés vers les avions éclatent très haut produisant un petit nuage de fumée. Hélas, les éclats retombent, brûlants, certains près de nous dans l’herbe des bas-côtés. L’un d’eux tombe sur les pierres de la route, ricoche et entaille le mollet de ma voisine. Le sang coule rapidement. C’est Madame Dalibert, qui je crois, fera le pansement, la blessure n’est pas profonde.

Roger conduit le tombereau, tiré par un cheval, à l’arrière est attachée la vache d’Alcide. Est-ce à cause du bruit des canons ? La vache se bute et ne veut plus avancer, le cheval est bloqué et la colonne de charrettes est immobilisée. Roger, très énervé, frappe le cheval puis la vache, encore le cheval, en vain. Il prend son couteau, coupe la corde de la vache en disant « je ne vais pas me faire tuer pour une vache ». Pendant ce temps, j’aperçois Emile qui s’est protégé entre le mur du cimetière et un gros poteau de ciment. Puis nous repartons, quittons le bourg et les Allemands, pour retrouver un calme relatif. Dans le bas-côté une vache a été tuée.

Nous passons au bourg de Moncy où il y a beaucoup d’Allemands, j’en vois deux qui traient une vache. Se nourrir est aussi un problème pour eux.

« Et toujours ce bruit des canons »

Vers vingt heures, nous arrivons au village de Laisnerie. Dans le chemin creux conduisant à la ferme de Raymond Restout (il a épousé ma cousine Yvonne Lepetit), stationnent des chars et des camions. Henri Restout de Bernières (père de Raymond et Denise) avec cheval et charrette, fait partie des fuyards que nous sommes. Il a dû boire un peu trop ce jour-là et ne se contrôle plus. Voulant aller à la ferme de son fils, il frappe sur un char avec un bâton en criant contre les Allemands « dégage de là, t’es pas chez toi, je veux aller chez mon fils ». Un allemand compréhensif, tournant son index sur sa tempe et nous prenant à témoins dit « calvados fou, calvados fou ». Ses amis  entraînent Henri vers sa charrette et il reprend la route. Non loin de là, nous faisons étape pour la nuit. Toutes les charrettes rentrent dans l’herbage de Charles Lebaudy. Il faut dételer les chevaux, les nourrir, manger un peu et dormir à la belle étoile. Denise, Pierre et moi allons dormir chez Raymond et Yvonne dans un bon lit. Je fais connaissance avec leur fille Nicole qui doit avoir quelques mois. La nuit est bruyante, canons et avions s’activent …

Le dimanche 6 août, au matin, Alcide constate que sa deuxième vache a quitté le champ dans la nuit, il n’a plus de vache. Nous repartons vers six heures du matin en direction de Montsecret. Dans un virage en descendant la côte de Cambuso, le cheval de Maurice Roger de Moncy tombe avec sa charrette et se casse une jambe. Il faut tuer le cheval, abandonner la charrette et répartir le chargement dans les autres voitures.

Vers midi, nous faisons halte sur une hauteur dans un champ pour déjeuner. Au lieu-dit « La Rivière de Fresne ». De là, nous voyons des fumées qui s’élèvent dans les environs de chez nous, nous ne sommes qu’à dix kilomètres environ et toujours ce bruit des canons. J’ai hâte que nous soyons loin pour ne plus les entendre.

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(1) Frère ainé de l’auteur, époux de Denise et père de Pierre.

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