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J’avais dix ans lorsque les Alliés ont débarqué en Normandie (3e partie)

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Le soir, nous faisons arrêt dans des champs juste avant le bourg de Chanu. Je dors avec d’autres sous les arbres, nous sommes bercés par le bruit des véhicules allemands qui profitent de la nuit pour se déplacer. Nous sommes proches de la route. Quand les chars très lourds passent, le sol vibre. Ce soir-là, une femme très forte, Ernestine Moulin, ne pouvant plus marcher, désespérée de fatigue, veut se jeter sous un char, des hommes l’en empêchent. Le lendemain elle monte dans une carriole.

Nos maisons sont-elles déjà détruites ?

Comme toujours, départ très tôt le matin du 7. Sur la route, une charrette est arrêtée, le cheval a perdu son fer et boite. Alcide donne un coup de main pour reclouer le fer. Pour ce faire, il accroche à la charrette un sac qu’il porte toujours en bandoulière. Dans ce sac, il a son argent et ses papiers importants. Il oublie le sac et s’en rend compte une heure ou deux plus tard. Il doit chercher dans la colonne de voitures et le retrouve enfin, toujours accroché à la charrette. Nous arrivons le soir à La Chapelle Biche, dans une ferme un peu éloignée de la route. Ballon, un voisin du bout du village de Montfroux, n’a pas été prévenu que nous partions le 5 aout au soir et non le 6. Il nous retrouve enfin et il accuse mon père de n’avoir pas fait son travail. Grosse dispute entre les deux hommes qui sont énervés. Je suis surpris, c’est la première dispute d’adultes à laquelle j’assiste. Nous dormons sur la paille dans une étable.

Sans perdre de temps, nous reprenons la route le matin du 8. Les quelques nouvelles reçues de radio Londres nous informent que « la bataille fait rage entre Vire et Condé S/Noiraud ». C’est notre région. Maman, souvent pessimiste, nous répète que nos maisons doivent être détruites ainsi que les animaux et les récoltes.

En chemin, au lieu-dit « Les Planches de Croc », nous apercevons ma sœur Louise. Elle est là avec sa charrette, tirée par sa jument Polka, son commis Germain Leviel et sa chienne Marquise sont aussi du voyage. Rapidement, elle se joint à notre cortège et fait route avec nous. La famille se retrouve. Elle a rencontré Madeleine qui n’est pas loin mais fait équipe avec ses voisins et un oncle de Marcel.

Le soir, nous stoppons près d’un carrefour, dans une ferme, chez le maire de Saint André de Messé. Papa n’est pas rassuré car nous sommes proches d’un carrefour de grandes routes, celles-ci étant surveillées par les avions. Je regarde passer des voitures allemandes, des motos et side-cars, ils craignent les avions et roulent comme des fous. Je dors encore dans une étable, maman dort toujours dehors, Emile et Roger aussi, ils surveillent les chevaux car ils pourraient être volés par des Français ou des Allemands.

Le ravitaillement est un problème pour tous, Français et Allemands

Le 9, Alcide, André Leroy et Marcel Leteinturier (des voisins) vont à vélo à La Ferté-Macé acheter des produits pharmaceutiques et demander des renseignements au centre d’accueil. Monsieur Dalibert (l’instituteur) et quelques autres partent aussi à vélo en repérage pour choisir notre prochaine étape. Papa leur fait ses recommandations, trouver un endroit loin des routes et des lignes de chemin de fer, pas trop près d’un bourg ou d’un bois car les Allemands s’y camouflent souvent. Nous passons une deuxième nuit dans cette ferme. Maman allume du feu dehors et nous fait des galettes, on se régale.

Le 10 juin au matin, nous partons pour le campement choisi par l’équipe de Dalibert. Nous arrivons le soir au village de Launay au Mesnil de Briouze. Tout le groupe se disperse dans les quelques fermes du village. La famille Chanu s’installe près d’un point d’eau chez des fermiers très accueillants. Avec quelques pierres on prépare un foyer pour faire un peu de cuisine. Nous dormons dans les bâtiments de la petite ferme, sauf Emile et Roger qui, comme toujours, regroupent les chevaux le soir et les surveillent. Je dors avec papa dans un grenier à foin, c’est très confortable mais papa ronfle. De plus, le toit est en tôle ondulée et quand les éclats de la D.C.A. retombent, c’est très bruyant.

Nous restons là quelques jours, nous ne pouvons pas fuir indéfiniment. Il faut espérer qu’un jour, les alliés avancent rapidement et nous dépassent sans trop de casse.

Le ravitaillement est un problème pour tous, même pour les Allemands. La population d’une commune est parfois multipliée par quatre. Les rares boulangers qui peuvent faire du pain sont vite dévalisés.

Nous achetons des volailles dans les fermes. Il faut nourrir les vaches et les chevaux. On achète de l’herbe ou des pâturages. La solidarité paysanne a ses limites. Certains paysans sont coopératifs, d’autres pas, il y a des querelles. Papa, avec son secrétaire de mairie Dalibert, s’évertue à arbitrer les litiges.

De retour à la maison après un long exode

La bataille se rapproche. On dit que les Américains sont à Tinchebray, c’est à moins de vingt kilomètres. Des obus tombent çà et là. Dans un bourg voisin, des civils sont tués en allant chercher du pain. Un camarade d’école, André Roger, reçoit un éclat dans la cuisse et meurt. Dans notre village, un voisin, Emile Desdoits, vétéran décoré de la grande guerre, se planque sous sa vachère. Des obus tombent, son manteau de cuir est troué ainsi qu’un baril de vieux calva se trouvant dans la vachère. Le calva coule sur lui. Après l’alerte, il sort de là trempé et parfumé au calvados.

En ces temps de danger, les gens redoublent de piété. Le dimanche un prêtre célèbre la messe dans une grange près de notre groupe. Dans le même ordre de sentiments, à l’initiative de je ne sais qui, chaque soir une prière communautaire est organisée sous les pommiers, agrémentée de quelques cantiques traditionnels connus de tous. Cette petite cérémonie se déroule dans une ferveur non feinte, sans artifice ni ostentation. Le bruit sporadique des canons nous ramène à la réalité et donne à cette rencontre un aspect pathétique. Surtout que, chaque soir, des soldats allemands, déposant leurs armes, s’assoient autour de nous et semblent, eux aussi se recueillir, pensant sans doute à leur famille, à la précarité de leur vie et à la stupidité de la guerre. Le soir du 16 août, il n’y a plus de soldats pour nous accompagner. Le lendemain, au crépuscule, ce sont les Américains arrivés du matin, qui, avec respect, font silence et s’approchent de notre petit groupe.

Ce même matin ( 17 août ) Madame Dalibert, très volubile, est venue trouver papa affirmant avoir vu des soldats en kakis,  longeant les haies dans le champ d’à côté. Effectivement, peu de temps après, trois G.I. visiblement aux aguets, nous demandent, par signes, si nous avons vu « soldate allemand ». Devant notre négation, ils semblent rassurés. En bon normand, un voisin arrive avec un petit baril de calva, le servant à grands verres à nos jeunes libérateurs. Mon père met rapidement fin à cette dégustation en disant « stop, sinon ils vont se faire descendre à la première occasion ». Ces trois gars repartent avec les autres, l’arme à la main en longeant les haies de ce bocage si propice aux embuscades. Dans l’après-midi arrivent toutes sortes de véhicules, avec dessus, une toile plastifiée, rose pâle, genre fluo, facilement repérable, ce pour ne pas être pris pour cible par les avions alliés.

Après cette libération, en douceur en ce qui nous concerne, la grande inquiétude de chacun est de savoir après cette bataille, l’état dans lequel il va retrouver sa maison, l’exploitation et le cheptel. L’essentiel, bien sûr, étant d’avoir sauvé sa peau.

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