Chassés du nord du Mali où ils s’étaient réfugiés, les islamistes, qui ont été la cible de l’Opération Serval depuis plusieurs mois, se retrouvent désormais au sud de la Libye. L’épidémie terroriste va-t-elle s’achever ici ? Non, répond Bernard Lugan, spécialiste des questions africaines, pas tant que certains données africaines n’auront pas été prises en compte par les Occidentaux.
[image:1,l]
Hier la Libye, aujourd’hui le Mali et demain ? Par effet de dominos, les conflits au Sahel se succèdent les uns aux autres et la machine infernale du terrorisme islamiste ne semble plus vouloir s’arrêter.
Que faut-il alors faire pour mettre un terme à cette épidémie ? Bernard Lugan, auteur des Guerres d’Afrique, des origines à nos jours (éditions du Rocher, 2013) revient sur une donnée fondamentale de la région sahélienne : l’ethno-différentialisme.
Selon lui, les réalités ethniques de chaque pays d’Afrique doivent être le fondement des politiques menées dans la zone saharo-sahélienne, sans quoi le Sahélistan a de longues années devant lui.
Dans un récent communiqué, vous expliquez que « la situation malienne cache l’incendie qui est en train de se développer dans la zone péri-tchadique ». Comment cette situation va-t-elle se matérialiser sur le terrain ?
Le front islamiste s’est déplacé depuis le Mali vers la région tchado-nigériane où les jihadistes bénéficient d’un continuum ethno-religieux transfrontalier favorable.
Au Mali, durant une vingtaine de jours de combats dans la région des Iforas, les forces françaises se sont heurtées à la farouche résistance de petits groupes de combattants. Ceux-ci étaient en réalité engagés dans une manœuvre de retardement pour permettre à l’essentiel des combattants islamistes, qui occupaient le nord du Mali, de se réfugier en Libye. S’y trouve aujourd’hui leur base d’action et ils peuvent, à tout moment, lancer des opérations dans l’ensemble de la zone sahélienne.
Aujourd’hui, le Niger, le Tchad et le Cameroun sont menacés, et c’est au Nigeria que la situation est la plus explosive. Dans cet Etat mastodonte et fragmenté les islamistes disposent en effet d’un terreau favorable ; par conséquent l’armée fédérale mène actuellement de nombreuses actions contre les fondamentalistes de Boko Haram qui contrôlent une partie du nord du pays.
Quant au Niger, il vient d’être durement frappé par deux attentats qui ont fait plusieurs dizaines de victimes. Ce pays aussi vaste que pauvre partage près de 3 000 km de frontières poreuses avec le Mali à l’Ouest, le Nigeria au Sud et la Libye au Nord.
La gangrène s’étend à tout le Sahel. Il fallait s’y attendre. Le 14 janvier 2013, dans un communiqué publié sur le blog de l’Afrique Réelle, j’écrivais : « La situation malienne cache l’incendie qui est actuellement en train de se développer dans la zone péri Tchadique. Le chaos en retour se fait en effet sentir dans tout le sud de la Libye, cependant que la contagion n’est plus qu’une question de temps au Tchad et au Darfour avec le risque de voir un continuum fondamentaliste s’établir avec les islamistes de Boko Haram du nord Nigeria. Quant au sud de la Tunisie, la contamination y a largement commencé. » Nous y sommes !
En quoi l’intervention de l’OTAN en Libye est-elle, selon vous, l’élément déclencheur de l’enchaînement des récents événements dans la région ?
Tout découle de cette erreur majeure que fut l’ingérence franco-otanienne dans la guerre civile libyenne. Le problème n’est pas né de l’élimination du colonel Kadhafi par la France de Nicolas Sarkozy, mais du fait que le gourvernement a libéré les forces qu’il contrôlait ou qu’il aurait pu aider à contrôler. Nicolas Sarkozy et son ami BHL peuvent donc être remerciés par ces islamistes auxquels ils ont offert une base d’action pour le moment inexpugnable. Grâce à eux, le « Sahélistan », fantasme hier, est en effet peu à peu devenu une réalité.
Il aura fallu l’attentat à la voiture piégée qui a visé l’ambassade de France à Tripoli le 23 avril dernier pour que la presse française découvre enfin une réalité : la Libye est devenue une zone grise dans laquelle évoluent les terroristes chassés du Mali par l’Opération Serval.
Le président nigérien Mahamadou Issoufou a de son côté déclaré que les auteurs de l’attentat meurtrier du 23 mai venaient de Libye. Toutes les forces de déstabilisation se sont en effet regroupées dans le sud de ce pays où elles disposent d’un véritable sanctuaire puisque l’Etat libyen n’existe plus.
L’enchaînement des crises dans la région est-il inexorable ? Que faut-il faire, ou ne pas faire, pour que le terrorisme islamiste disparaisse d’Afrique ? Peut-il d’ailleurs disparaître ?
La situation régionale est claire : l’intervention militaire au Mali qui était une nécessité et qui fut une réussite, a déplacé le problème dans les pays voisins sans régler les deux grandes questions militaires et politiques qui se posent.
D’un point de vue militaire, sans prise de contrôle du sanctuaire islamiste qu’est devenu le désert libyen, rien ne pourra être réglé. La Libye n’existe plus comme Etat et les factions qui se disputent le pouvoir n’ont ni la volonté, ni les moyens de bouter les islamistes hors du pays. Alors, à moins d’une recolonisation par les Européens, les terroristes ne sont pas à la veille d’y perdre leurs bases. D’autant plus que la nouvelle Libye, plus « arabe » que saharienne, se désintéresse de son sud.
Politiquement sans règlement global de la question Nord-Sud dans tout le Sahel, les guerres ne cesseront pas. Le fondamentalisme islamique n’est pas la cause de la septicémie sahélienne, mais la surinfection d’une plaie ne pouvant être refermée que par le retour au réel. Or ce réel – qui est ethnique – ne sera pris en compte qu’à condition d’une remise en question des dogmes auxquels nous sommes attachés. A l’universalisme niveleur et abstrait doit ainsi succéder l’ethno-différentialisme. Ainsi, nous comprendrons que vouloir faire vivre dans les mêmes Etats les agriculteurs noirs sédentaires du Sud et les nomades berbères ou arabes du Nord est une utopie crisogène. D’autant plus que la démocratie africaine étant d’abord une ethno-mathématique, elle donne automatiquement le pouvoir aux plus nombreux, en l’occurrence aux Noirs sudistes, ce que les nordistes ne peuvent accepter. Or, pour ne prendre que le cas du Mali, rien n’a été décidé au sujet de la nécessaire réorganisation administrative du pays. Les responsables français ont été incapables d’imposer à Bamako un véritable fédéralisme ou mieux, un confédéralisme.