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L’industrie en 2020, un destin maîtrisé en Europe?

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On l’oublie parfois : l’Union européenne, et non les États-Unis, sont la première puissance économique au monde. Pourtant, les 27 pays-membres de l’Union européenne traversent aujourd’hui une crise économique qui dépasse les seules conséquences de la crise financière de 2007, même si les chocs provoqués par cette dernière sont importants. La crise actuelle est un révélateur et un accélérateur d’une situation économique critique qui frappe l’Europe depuis au moins une décennie. L’aspect le plus perceptible des transformations économiques à l’œuvre est le déclin de l’industrie et des emplois à forte valeur ajoutée qui y sont associés.

Replacer l’industrie au cœur du modèle de croissance de l’Europe est donc un enjeu majeur pour l’Union européenne et pour ses États-membres. La ré-industrialisation de l’Europe ne suppose pas nécessairement un retour des industries qui ont disparu ou ont été délocalisées, ce qui semble illusoire, mais l’émergence de nouvelles activités industrielles portant la compétitivité des pays européens. Quel rôle peut alors jouer l’Union européenne pour des projets dépassant les capacités d’un seul pays ? La Commission européenne peut-elle devenir un acteur stratégique ?

Crise de l’industrie, crise de l’Europe

Le projet européen est aujourd’hui en crise. La quasi-absence de croissance économique, l’envolée du chômage qui touche globalement plus de 12 % de la population active ou la désindustrialisation laissent à penser que l’Union européenne et les pays qui la composent se trouvent dans une impasse. Or cette crise n’est pas sans lien avec la désindustrialisation qui s’est engagée dès les années 1980, mais a connu une accélération depuis le milieu des années 1990 qui s’est encore amplifiée depuis la crise de 2007.

Source : Eurostat, mars 2013.

Les chiffres d’Eurostat montrent une industrie en peau de chagrin, à l’exception (relative) de l’Allemagne. Or l’industrie reste au cœur de la création de richesses. Il suffit de constater que, même le Royaume-Uni qui a pourtant fait le choix d’un modèle de croissance fondé sur les services financiers depuis Margaret Thatcher, s’inquiète de la perte de son industrie. De fait, l’industrie a toujours un rôle structurant pour la création d’emplois, pour la maîtrise de la valeur ajoutée dans les chaînes de valeur économiques et pour valoriser l’innovation et les services qui lui sont liés.

Il semble difficile d’inscrire une économie dans une dynamique de croissance porteuse d’emplois sans industrie, comme l’a notamment souligné Louis Gallois dans son rapport. C’est ce que montre la reprise économique aux États-Unis. Le regain de croissance et l’augmentation des créations d’emplois sont fortement liés à l’accroissement des investissements industriels depuis plusieurs années.

Comment expliquer ce déclin de l’industrie en Europe, que d’aucuns considèrent comme inéluctable ? Si une chose est certaine, c’est que ce déclin n’est en rien inévitable – comme le montrent les exemples américain ou allemand. Il est le résultat des choix faits depuis trois décennies : nous pouvons constater que, depuis les années 1980, les pays européens ont progressivement abandonné l’idée de conduire une politique industrielle.

Comme le soulignait récemment Patrick Artus, nous pouvons être frappés par la disparition du progrès technique dans la zone euro, qu’il soit mesuré par la productivité du travail ou par la productivité globale des facteurs. Le déclin de l’industrie en Europe résulte en grande partie de l’insuffisance de l’effort de dépenses en recherche et développement (R&D), d’investissement dans les technologies de l’information et de diffusion des nouvelles technologies – facteurs structurant de la compétitivité industrielle et de l’investissement.

Après plusieurs décennies de recul des politiques industrielles, nous constatons le rôle essentiel qu’ont joué les grands programmes technologiques pour organiser les entreprises autour de projets de long terme. Comme le montre l’exemple de l’aéronautique, de tels projets permettent de créer des filières industrielles robustes, innovantes et compétitives.

Or la Commission européenne n’a pas su prendre le relais des États pour mettre en place des projets industriels structurants. Le projet européen initial était de poser le marché unique comme la condition nécessaire et suffisante pour pacifier l’Europe et de créer une dynamique économique favorable à la croissance et à l’homogénéisation de l’espace économique ainsi créé. Si la création du marché unique est une réussite indéniable, il manque aujourd’hui à l’Union européenne une ambition plus stratégique.

La philosophie originelle de la Commission européenne est par essence libre-échangiste. Dans la filiation de la CECA, l’Union européenne s’est construite dans la volonté d’intégrer les marchés nationaux pour créer un grand espace non seulement de liberté, mais aussi d’interdépendance qui, par le « doux commerce », éviterait un nouveau conflit. Qui plus est, l’objectif était de tirer les économies les moins développées en Europe en les confrontant aux économies les plus avancées et en leur donnant accès à ces marchés pour stimuler leur rattrapage économique.

Cependant, la création d’un grand marché n’est pas suffisante pour favoriser l’intégration des économies nationales et encore moins pour favoriser l’émergence de nouvelles activités industrielles. Nous pouvons le constater au travers du niveau des dépenses de R&D en Europe. En dépit de la volonté forte inscrite dans l’Agenda de Lisbonne, les pays européens n’arrivent toujours pas à consacrer 3 % du PIB à la R&D.

Source : Patrick Artus, Comment réduire le chômage dans la zone euro ?, Flash Économie n° 203, Natixis, 1er mars 2013, p. 6.

Les seuls mécanismes de marché ne sont donc pas à même de favoriser des projets industriels à l’échelle européenne ou au service des économies des pays-membres. De grands projets technologiques sont nécessaires non seulement pour stimuler l’effort de R&D, mais aussi pour inscrire les économies européennes dans des projets communs. Les statistiques d’Eurostat montrent que le marché unique n’a pas favorisé une homogénéisation économique, mais au contraire une divergence au sein de l’Union européenne qui a contribué à la désindustrialisation, en particulier au sein de l’Europe du Sud.

La réindustrialisation ne consiste pas à un retour en arrière, en espérant faire « revenir » ou recréer des industries aujourd’hui disparues. Certes, une relocalisation de certaines activités est envisageable, mais elle ne saurait être totale ou suffisante pour créer des emplois sur une grande échelle en Europe. L’enjeu est de concevoir l’industrie de demain avec les armes qui sont celles de l’Europe : l’innovation dans les technologies, les produits et les procédés de production. L’Europe est indéniablement entrée, comme les États-Unis, dans l’économie de la connaissance depuis les années 1980. Elle doit se positionner sur des activités à forte valeur ajoutée pour développer une industrie compétitive, ce qui place les compétences et les savoir-faire au cœur du modèle productif.

Aller au-delà d’un grand marché européen

La concurrence et l’élargissement du marché accessible constituent des paramètres importants pour porter la croissance des entreprises européennes, mais ils ne doivent pas être les seuls outils envisageables. Au stade actuel de la construction européenne, il est nécessaire de mettre en place une réelle stratégie industrielle. Cependant, cette voie se heurte à deux limites fortes : le primat libre-échangiste et l’incapacité à mobiliser les ressources de l’Union européenne comme outil de politique technologique et industrielle.

Lors de son discours sur l’état de l’Union le 12 février dernier, le président Obama a mis en avant le lancement des négociations sur un accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne, le TTIP. Ce projet de libre-échange doit permettre de réduire les entraves aux échanges et aux projets d’investissement, ce qui est louable. Les gains possibles sont à l’échelle des économies concernées : les échanges commerciaux transatlantiques représentent quelque 444 milliards d’euros en 2012, soit le tiers du commerce mondial, et l’espace transatlantique constitue près de la moitié du PIB mondial.

Cependant, l’ouverture des marchés n’est pas une fin en soi. Si la concurrence doit permettre d’accéder aux biens et services aux meilleures conditions dans les secteurs matures, elle ne doit pas priver les États des outils pour conduire des politiques industrielles. Comme l’a monté Paul Krugman, dans des secteurs-clés, les États peuvent mettre en œuvre une politique commerciale stratégique, c’est-à-dire des mesures prises pour faire évoluer, à leur profit, les avantages comparatifs à l’échelle internationale.

La rivalité Airbus-Boeing dans l’aéronautique civile constitue un cas d’école. Sans la capacité et la volonté des États européens de renforcer l’industrie aéronautique dans les années 1970 et 1980, Airbus n’aurait pas pu émerger face à Boeing et à McDonnell Douglas, qui jouissaient alors d’une position de duopole. Boeing en particulier bénéficiait d’une avance technologique et d’économies d’échelle qui constituaient des barrières à l’entrée pour tout nouveau challenger. Airbus a pu accroître sa compétitivité grâce aux investissements des États européens au travers des budgets de R&D, d’infrastructures industrielles et des avances remboursables.

Toutefois, il semble que l’approche libre-échangiste de la Commission rende improbable une réussite semblable à Airbus en Europe aujourd’hui. Or nous avons besoin de nouveaux Airbus !

Favoriser l’émergence de nouveaux Airbus

Il faut sortir de l’illusion que les mécanismes de marchés sont nécessaires et suffisants : la réussite éclatante de Samsung ou d’autres entreprises montrent, comme Airbus, que les avantages comparatifs sont souvent construits et non donnés. Une approche purement libre-échangiste ne fait que conforter les positions déjà acquises.

Ainsi, un risque associé au TTIP serait de priver les États européens de tout outil de politique industrielle, sous prétexte d’efficacité des marchés et de suppression des interventions étatiques. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les lobbyistes américains aient désigné les mécanismes de soutien à l’industrie aéronautique européenne comme des « entraves aux échanges » devant être démantelées…

Qui plus est, la situation économique en général et industrielle en particulier de l’Europe appelle une mobilisation des fonds publics sur des projets structurants. Cependant, l’analyse du budget de l’Union européenne montre que seule une faible part des ressources est allouée à l’innovation et à des projets industriels. L’inquiétant, c’est que le budget 2014-2020 ne montre aucune inflexion : 13 % seulement des crédits sont réellement mobilisés pour le développement technologique et industriel.

Source : Secrétariat général du conseil, Conclusions (Multiannual Financial Framework), EUCO 37/13, Conseil européen, Bruxelles, 8 février 2013.

Même si cette part devrait s’accroître d’ici à 2020, elle reste dérisoire dans un budget total qui ne représente que 1 % du PIB européen. La poursuite du projet libre-échangiste de la Commission européenne s’inscrit bien en opposition à toute stratégie industrielle. Il est de ce fait logique qu’elle se refuse, d’une certaine manière, à entrer dans des politiques industrielles stratégiques.

La sortie de crise requiert un ambitieux projet de refondation de l’industrie européenne qui mobilise les acteurs publics et privés et inscrive l’économie dans une dynamique de croissance durable. Des projets industriels fédérateurs sont nécessaires pour mobiliser toutes les énergies.

Source : Secrétariat Général du Conseil, Conclusions (Multiannual Financial Framework), EUCO 37/13, Conseil européen, Bruxelles, 8 février 2013.

Pour un nouveau pacte social de croissance européen

En France, le Plan d’investissements d’avenir montre qu’une impulsion étatique était en mesure d’enclencher des initiatives collectives en favorisant la structuration des filières et le renforcement des pôles de compétitivité. Cependant, l’expérience française permet aussi de souligner que la stratégie industrielle ne doit pas se limiter au lancement de nouveaux produits ou à des mesures fiscales, c’est-à-dire à des mesures prises (et souvent pensées) isolément. Elle doit s’envisager dans une approche globale et collective s’appuyant sur les forces de la recherche et de l’industrie, en particulier sur les compétences des hommes et des femmes qui la composent.

La sortie de crise et une croissance socialement équitable en Europe requièrent de transformer l’industrie pour la redéployer et développer de nouvelles activités compétitives et pérennes. Il est crucial de définir des projets de long terme qui mobilisent les citoyens, les entreprises et les chercheurs vers des objectifs communs. Or l’échelle pour de tels projets ne peut être qu’européenne dans de nombreux domaines. Ceci ne veut pas dire que tous les pays doivent être associés à chaque projet, mais qu’il est nécessaire de travailler de concert pour réussir ensemble, comme cela a été le cas pour les quatre pays fondateurs d’Airbus dans les années 1970.

La contrainte budgétaire et la nécessité de maîtriser la dette publique ne doivent pas nous empêcher de penser de nouveaux projets. Ceux-ci n’occasionnent pas nécessairement de dépenses supplémentaires, mais constituent un moyen de réorganiser la dépense publique en faveur d’une croissance plus forte et de la création d’emplois en renforçant les points forts de l’économie.

Si la réduction des dettes souveraines est une nécessité, les politiques d’austérité apparaissent peu à même de réinscrire les économies européennes dans une dynamique de croissance. Ceci nécessite de mobiliser des ressources et nous pouvons nous demander si l’Union européenne ne devrait pas disposer à cette fin de ressources propres, notamment en recourant à de grands emprunts dans le même esprit que celui lancé en 2007 par la France.

Le président Hollande avait appelé de ses vœux en 2012 le lancement de project bonds, dont l’objectif serait de financer, à l’échelle européenne, de grands projets structurants pour la croissance économique. Ceci n’est pas sans rappeler ce que Jacques Delors avait proposé au début des années 1990. L’idée est ici de lever des fonds par l’emprunt pour lancer de grands projets qui favoriseront l’intégration des économies européennes tout en relançant la croissance.

Le transport aérien post-2030 constitue un très bon exemple de projet sociétal autour duquel l’ensemble de l’industrie européenne peut se mobiliser. Une stratégie industrielle pour le transport aérien à l’horizon 2030 entraînera un cercle vertueux autour d’une filière industrielle clé pour la France et pour l’Europe, catalyseur naturel de notre base industrielle et technologique. Ainsi, il est possible de penser l’avion du futur non pas comme un produit, mais comme une partie d’un système plus large : le transport aérien en réinventant les infrastructures, les services et les modèles économiques associés.

Un tel projet pourrait être utilisé pour développer de nouvelles connaissances, de nouveaux métiers, de nouveaux emplois, de nouvelles compétences pour l’industrie et les services dans une logique globale de filière. Il permettrait de renforcer et étendre les compétences peu délocalisables car liées aux savoir-faire des personnels et des territoires, ce qui consolidera la compétitivité de l’économie européenne et de son industrie.

Bien entendu, le transport aérien n’est qu’un exemple de ce qui pourrait être fait pour refonder l’industrie en Europe. Il montre que les pays européens doivent conserver des outils de politique industriels pour être capables de lancer une nouvelle dynamique et de maîtriser les instruments servant de catalyseur pour construire, avec l’ensemble des acteurs économiques et institutionnels, une industrie pérenne en Europe.

La Commission européenne semble s’ouvrir progressivement à cette idée. En septembre 2012, le Parlement européen a approuvé un budget de 230 millions d’euros sous forme de garantie proposée par la Commission dans le cadre d’une phase pilote sur les project bonds (période 2012-2013). La Banque européenne d’investissement se portera garante pour les projets de grande envergure (à hauteur de 20 %) afin de rendre les emprunts émis plus sûrs et plus attrayants pour les investisseurs.

Mais les project bonds aujourd’hui envisagés par l’Union européenne restent sur une échelle trop limitée au regard du niveau d’effort requis. De plus, la Commission concentre cette expérience sur les infrastructures, ce qui démontre qu’elle garde l’intégration des espaces économiques comme objectif premier de son action.

Une nécessaire ambition politique pour l’industrie

L’échelle européenne est indéniablement la bonne échelle pour réindustrialiser les pays européens. Elle correspond à la taille et aux risques associés à des projets ambitieux, porteurs de croissance et d’emplois à long terme. Cependant, une politique industrielle stratégique en Europe nécessite un changement de philosophie économique de l’Union européenne.

Une dynamique industrielle ne sera envisageable que si les pays membres de l’Union s’engagent dans un projet politique commun. Pour cela, il faudrait aller bien au-delà de ce que propose aujourd’hui la Commission européenne. Il suffit de voir quelles sont les initiatives lancées par le président Obama depuis son arrivée à la Maison Blanche (notamment dans les nouvelles énergies) pour souligner la différence de stratégie et de vision politique en faveur d’un renouveau industriel.

Si project bonds européens il y a, ceux-ci doivent servir à révolutionner l’industrie d’aujourd’hui autour de projets de long terme qui soient transeuropéens. Ce qui est en jeu ici, ce sont les emplois et les exportations, mais également la maîtrise de technologies et de production par nature duales, c’est-à-dire servant des besoins à la fois civils et de défense. Au-delà de la reprise économique, la maîtrise de l’industrie a des implications sur la sécurité des pays européens à long terme que nous ne devons pas perdre de vue.

Diplômé de l’institut d’études politiques de Lille (1994) et docteur en sciences économiques (1998) habilité à diriger des recherches (2004), Renaud Bellais est chargé d’affaires au sein de la direction des affaires publiques France d’EADS depuis mai 2010.

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