Site icon La Revue Internationale

Pascal Sergent nous raconte les histoires du maillot jaune

[image:1,l]

JOL Press : Pourquoi la création du maillot jaune, seize ans après le début du Tour de France ?
 

Pascal Sergent : La légende dit que le créateur du Tour, Henri Desgrange, aurait donné au vainqueur de l’édition 1914, Philippe Thys, un maillot jaune pour le distinguer des autres coureurs. La logique étant de mettre en avant le leader au classement général. Philippe Thys, que j’ai rencontré il y a longtemps, m’a effectivement confirmé qu’il avait reçu un maillot jaune en 1914. Mais en réalité, rien ne corrobore cette affirmation. Il semblerait donc que rien d’officiel n’ait été effectué.

Mais cette idée de distinguer le leader d’un maillot à la couleur spéciale était bien dans la tête d’Henri Desgrange. Il reprit naturellement les couleurs du journal L’Auto, jaune donc, donc il était le directeur et qui était organisateur du Tour de France.

Cette remise du maillot jaune ne s’est faite qu’en milieu d’épreuve, à Grenoble, sur les épaules d’Eugène Christophe, qui a donc été non seulement le premier porteur officiel, mais également une grande vedette du Tour de France à cette époque, puisque dès les premières années il en avait fait sa légende, notamment en cassant sa fourche à Sainte-Marie-de-Campan en 1913, la réparant lui-même pour finir la descente du Tourmalet. C’était un personnage réellement pittoresque et le maillot jaune restera lié à lui.

JOL Press : Sa symbolique a-t-elle évolué au fil des ans ?
 

Pascal Sergent : Aujourd’hui le maillot jaune est devenu un emblème, qui a largement dépassé le cadre du cyclisme et du sport. Etre maillot jaune, c’est être le leader, le premier de la classe, c’est un symbole important, même si aujourd’hui le journal L’Equipe [qui pris en 1947 la succession du journal L’Auto, interdit de parution en 1944 car ayant été considéré comme favorable  à l’Occupation allemande] n’est pas jaune.

Dans l’imagerie populaire, le maillot jaune est fortement ancré. Depuis 1919, il a traversé le siècle en représentant l’emblème du meilleur. C’est d’ailleurs pour cela qu’un coureur l’ayant porté entre dans une case un peu spéciale, même s’il ne fait plus rien à côté il restera dans l’histoire comme un maillot jaune du Tour de France.

JOL Press : Justement, quelle répercussion pour un coureur de porter le maillot jaune, ne serait-ce que le temps d’une étape ?
 

Pascal Sergent : La répercussion est un peu moins importante aujourd’hui même si les médias sont présents. On se bat au millième pour endosser le maillot jaune, notamment dans les premières étapes car on sait que derrière il y a une reconnaissance et que les centaines de journalistes présents n’auront d’yeux que pour celui qui l’aura, développeront l’histoire de sa carrière, de son enfance, à l’image d’un Thomas Voeckler par exemple.

Ceux qui suivent un minimum le Tour connaissent maintenant tous les détails de sa carrière parce qu’il a porté le maillot jaune et non pas parce qu’il a été champion de France à deux reprises.

En terme médiatique, c’est très important, mais il y a vingt ou trente ans en plus de cela il y avait également une notoriété rémunératrice, puisque les maillots jaunes participaient à la fameuse série des critériums qui aujourd’hui est un peu tombée en désuétude. Mais jusqu’à la fin des années 1980 il y avait énormément  de critériums et on présentait ceux qui avaient porté le maillot jaune sur le Tour de France. Il y avait ainsi une répercussion financière importante.

JOL Press : Il y eu plusieurs cas de maillots jaunes portés simultanément, comment cela se fait-il ?
 

Pascal Sergent : Cela se passait notamment dans les années 1920, où le cyclisme n’était encore qu’à l’état embryonnaire. Tout devait se faire, les classements étaient plus ou moins bien comptabilisés, Henri Desgrange avait de nombreuses idées mais il fallait du temps pour qu’elles se mettent en place. Il y a effectivement eu quelques étapes, notamment du côté de Bordeaux par exemple où il y avait trois leaders quasiment dans la même seconde et l’organisateur avait donc distribués trois maillots jaunes.

Cette mise en place du cyclisme s’est faite durant très longtemps. Par exemple j’évoque dans mon livre le cas de Norbert Callens qui en 1949 à l’issue d’une étape se terminant à Boulogne-sur-Mer doit se faire remettre le maillot jaune, mais un organisateur l’a oublié dans une valise et il doit partir le lendemain avec une chemise jaune qu’un journaliste lui a prêté.

C’était un cyclisme pas encore organisé comme aujourd’hui où il y a un podium protocolaire, la remise du maillot, le serrage de mains avec les élus locaux, et le lendemain où le leader tient à sa disposition deux maillots manches courtes et un à manches longues au cas où il y aurait un souci. Tout est bien structuré. C’était un cyclisme totalement différent.

JOL Press : Y-a-t-il eu des erreurs d’attribution ?
 

Pascal Sergent : Oui, par exemple en 1984 pour ne pas remonter trop loin, Ferdi Van Den Haute remporte une étape à Béthune, légèrement détaché. Avec la modification, à l’arrivée les juges, dans la précipitation, disent aux organisateurs qu’il doit recevoir le maillot jaune. Mais très peu de temps après, on s’aperçoit que ce n’est pas lui le maillot jaune, mais Adri Van Der Poel. Ferdi m’en parle souvent, vu que c’est un proche, et il me dit ‘content d’avoir gagné l’étape, super heureux d’avoir porté le maillot jaune’, mais en fait il ne l’a porté que cinq minutes sur le podium et puis c’est tout.

Ce sont des erreurs qui aujourd’hui ne sont plus envisageables. Il y eut également un autre cas de mauvais calculs en 1952 avec le Belge Vanderstockt, qui porta le précieux tricot quelques minutes, avant que les juges ne réalisent l’erreur et remettent le maillot jaune à l’Italien Lauréadi, qui le conserva alors pour une petite seconde.

[image:2,l]

JOL Press : Quel coureur, portant le maillot, a-t-il été le plus contesté ?
 

Pascal Sergent : Il y a bien sûr ce que l’on appelle les fameuses « affaires », avec par exemple Rasmussen [exclu en 2007 après avoir violé le code de l’équipe Rabobank, qu’il lui résilia son contrat alors qu’il portait le maillot jaune ! Il a depuis avoué s’être dopé durant sa carrière], ou encore Ullrich [grand espoir allemand, impliqué dans des affaires de dopage dans le cadre de l’affaire Puerto]… J’en parle en quelques mots dans mon livre, parce qu’on ne peut pas occulter cette partie sombre du cyclisme où il y a eu duperie sur la marchandise.

JOL Press : Quel est le plus surprenant ?
 

Pascal Sergent : Je dirais Jacky Durand en 1995 après son prologue à Saint-Brieuc. Non pas parce qu’il n’avait pas de qualités, c’était un excellent coureur. Mais il avait pris le départ du prologue en tout début d’épreuve alors qu’il faisait un beau temps, réalisant le meilleur temps avant qu’un déluge ne s’abatte. Toutes les vedettes derrières comme Indurain ne prennent pas de risque dans des conditions déplorables, sauf Boardman qui tente tout de même le coup et chute.

Durand s’empare donc du maillot jaune. On pouvait s’attendre à ce qu’il prenne un maillot jaune en cours de route au terme d’une échappée dont il avait le secret, mais pas sur un prologue. Certes, il avait des qualités de rouleur, mais pas assez pour rivaliser avec Boardman et Indurain. Un déroulement plutôt surprenant.

JOL Press : Le plus insolite ?
 

Pascal Sergent : J’ai par exemple en tête Andrea Carrea en 1952, qui était un modeste équipier du leader Fausto Coppi. A Lausanne, il s’empare du maillot jaune et à la descente du podium, il est terrorisé, de peur de la réaction du grand Coppi. A l’époque, un gregario, un « serviteur », un coéquipier, ne pouvait pas avoir l’ambition de s’illustrer et surtout pas d’enfiler le maillot jaune. Il est donc effrayé et Coppi va vers lui, le prend dans ses bras et c’est un véritable soulagement pour Carrea.

Pour le coup, c’était vraiment insolite qu’un coureur qui ne soit seulement qu’un « porteur d’eau » prenne le maillot jaune. Il n’a pas du tout savouré, craignant la réaction de son leader. Carrea a été marqué toute sa vie par ce geste familier de Fausto, qui était son idole. Dès le lendemain, Coppi reprit le maillot jaune et on n’en parle plus, il ira gagner le Tour de France.

JOL Press : Celui qui ne l’a jamais eu, mais qui le méritait ?
 

Pascal Sergent : Je dirais Jean Stablinski. Non pas parce qu’il est Nordiste et moi aussi et que je lui ai consacré un bouquin, mais Jean a été champion du monde, quatre fois champion de France, il a gagné un Tour d’Espagne, c’était un champion hors du commun. Mais dans le Tour de France, malgré sept étapes gagnées, il se mettait au service de Jacques Anquetil et il a toujours rêvé de s’immiscer dans une échappée –ce qu’il a fait plusieurs fois-pour aller au bout et décrocher le maillot jaune.

C’est un immense regret pour lui, peut-être le seul de sa carrière. Il illustre ce type de coureurs qui ont beaucoup donné pour le Tour de France, mais qui ont manqué ce geste du destin qui leur aurait permis de porter le maillot jaune, ne serait-ce que pour une journée.

JOL Press : Sur les 253 maillots jaunes portés, comment se classent les Français ?
 

Pascal Sergent : Les Français ont dominé certaines périodes, notamment dans les années 1930, où l’équipe de France –puisqu’à l’époque les coureurs concouraient en équipes nationales- est considéré par certains comme la meilleure équipe ayant jamais existé. Il y avait dans ses rangs notamment Leducq, deux fois vainqueur du Tour, Antonin Magne, deux fois vainqueur du Tour également, Georges Speicher, vainqueur en 1933, il y avait aussi Roger Lapebie, vainqueur en 1937, etc. C’était vraiment l’âge d’or du cyclisme français.

Il y a eu des évolutions, maintenant lorsqu’un Français porte le maillot jaune on en parle beaucoup parce que c’est plus rare, mais il y a eu des périodes où des Français monopolisaient le maillot, je pense notamment à Jacques Anquetil. C’est par périodes, où de grands champions se forment. Mais c’est vrai que lorsqu’on tombe contre un Indurain ou un Merckx, sans parler des années honteuses d’Armstrong, il est très difficile de décrocher un quelconque maillot.

JOL Press : Quelle est la plus belle bataille autour du maillot jaune, celle gravée dans votre mémoire ?
 

Pascal Sergent : Il y a eu de nombreux duels très connus, comme Anquetil-Poulidor en 1964 sur le Puy-de-Dôme, je ne pense pas qu’on ait besoin de revenir dessus. Jacques Goddet estimait que le plus beau Tour qu’il ait connu était celui de 1956, que Roger Walkowiak remporte alors que c’était un total outsider au départ. Il est allé chercher son maillot au fil des étapes, à coups d’échappées, en se battant vraiment.

C’était un Tour très animé où issu d’une petite équipe régionale, il a su vaincre les cadors de l’équipe de France, avec Gilbert Bauvin en tête, et puis aussi tous les étrangers, les Espagnols, les Belges, les Italiens. Il n’a pas eu la renommée qu’il méritait. On dit d’ailleurs un « Tour à la Walkowiak » lorsque le vainqueur n’a certes pas démérité, mais n’est pas à la hauteur de l’événement. C’est injuste car il est allé le chercher tous les jours. C’est l’illustration de la volonté de gagner et de l’intelligence de la course.

Propos recueillis par Nicolas Conter pour JOL Press

Quitter la version mobile