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Être chef d’entreprise comme on est chef de famille

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Marlène Benquet a mené pendant trois ans (de 2008 à 2010) une enquête sur une des principales entreprises françaises de grande distribution. Elle est d’abord devenue caissière. Puis, elle a fait un stage au siège social du groupe et un autre à Force ouvrière, principal syndicat de l’entreprise. L’objet de cette enquête est donc de comprendre pourquoi les salariés s’investissent dans leur travail, alors que les conditions de travail et les rémunérations ne sont pas motivantes. Ni l' »adhésion » ni la répression ne sont des explications suffisantes. En fait, les salariés sont plus coincés que convaincus. Plus proche du mode de prédation d’une araignée que d’un tigre, ou de la technique d’un joueur de go que d’un amateur d’échec, les stratégies patronales neutralisent les salariés davantage qu’elles ne les soumettent.

Extraits de Encaisser ! : Enquête en immersion dans la grande distribution, de Marlène Benquet (Editions La Découverte)

Pour Monsieur Dupond, ou Madame Martin « être commerçant », ce n’est pas seulement un emploi, c’est un choix existentiel, une philosophie de vie, une véritable mission de service public. Contrairement au monde froid de l’industrie, le commerce est un univers vivant où des équipes travaillent tous ensemble à la satisfaction de « clients », faits de chair et d’os, à qui l’on « fait l’article » avant de leur serrer la main, heureux de les rendre heureux. Quand ils parlent de « leurs » magasins, ils semblent avoir gardé les yeux « ouverts grands comme des soucoupes » qu’ils avaient « gamins » en entrant dans un hypermarché, paré dans son souvenir des couleurs d’un monde féerique.

On aperçoit dans ses mots l’univers du marché de village, où le fromager aux grandes moustaches côtoie le boucher au tablier taché de sang et la boulangère aux joues roses, mêlé à celui des fêtes foraines où, sans cesse attiré par de nouvelles distractions – ici une dégustation de foie gras, là une présentation de robot ménager, au fond un immense rayon de jouets où l’on trouvent alignés tous ses rêves sous film plastique –, le badaud se laisse porter de rayon en rayon avant de croiser au détour d’une allée un voisin auquel il fera un brin de causette.

[image:2,s]Les hypermarchés de Monsieur Dupond sont des lieux chauds et conviviaux, où la consommation est un loisir et les achats une occasion de se distraire. Le commerce ne s’y réduit pas à une technique de vente, il est l’art de favoriser tous les types d’échanges, économiques, sociaux et humains pour induire un achat qui n’est que le résultat de ce maelström de liens et de divertissements.

Monsieur Dupond et madame Martin sont loin d’être des cas isolés. Cette représentation du commerce comme « fête » existe depuis l’origine du groupe et s’est maintenue jusqu’à la fin des années 1990. On la retrouve dans presque tous les entretiens réalisés avec des cadres présents dans le groupe depuis plus de dix ans. L’hypermarché ne s’adresse pas tant à des « clients » qu’à « la population » et remplit une fonction à la fois sociale et matérielle. Quand un magasin est implanté dans une ville, son territoire est dynamisé et comme irrigué par ce foyer d’animation.

« Dans une ville, l’hypermarché, c’est la dernière chose qui reste avant qu’il n’y ait plus rien. » Il semble avoir remplacé le tryptique nécessaire à la survie des territoires : le café, la boulangerie et le bureau de poste pour se rencontrer, se nourrir et accomplir ses démarches administratives. Ils peuvent au moins prétendre se substituer aux deux premiers. Fonction de service à destination de clients devenus presque usagers, mais aussi fonction économique en direction d’une population devenant pour une part salariée, puisque chaque ouverture de magasin est l’occasion de la création d’une centaine d’emplois souvent en CDI. « Il y a des banlieues où quand on arrive, il y 30 ou 40 % de chômage, et on crée cinq cents emplois, adressés aux jeunes, aux personnes non qualifiées et même aux seniors depuis quelque temps.

C’est de l’or qui tombe sur le quartier. » Ces cadres ont la sensation de participer à un vaste mouvement de progrès social conduit par une entreprise nourricière, qui en conquérant de nouveaux territoires, abreuve leurs habitants de marchandises, de distractions et d’emplois. L’entreprise ne prend pas, elle donne et elle crée. Ce n’est pas une institution qui ponctionne – une part des richesses ou de la force de travail – et à qui ce droit à prendre conférerait en retour des devoirs, mais qui dispense et peut légitimement attendre d’en être remerciée.

Les voix s’unissent donc pour dénoncer la logique punitive adoptée par l’État à l’encontre des entreprises consistant à assortir de sanctions financières les contraintes juridiques. « C’est devenu la mode, nous sommes en permanence menacés de perdre 1 % de la masse salariale pour les seniors, pour les handicapés et bientôt autre chose, ce n’est pas sain. » La dénonciation ne se fait pas au nom des seuls objectifs économiques de l’entreprise, mais des actions sociales déjà engagées. Et tous d’exposer les nombreuses œuvres sociales du groupe : « L’entreprise fait plein de choses de sa propre initiative, et c’est cela qu’il faut valoriser. »

Ce qui est illégitime, ce n’est pas d’attendre des entreprises qu’elles poursuivent une finalité sociale, mais de les y contraindre. Injustes, ces projets coercitifs sont aussi dangereux car ils laissent penser que la réussite économique et le progrès social entrent nécessairement en contradiction et que seul un tiers contraignant pourrait limiter les effets socialement destructeurs des entreprises.

L’entreprise serait finalement un petit monde aidant le grand à se développer. « On ne peut pas avoir de rentabilité économique sans rentabilité sociale. Les deux vont de pair. » Le fait est présenté comme universel. « Les pays les plus riches du monde sont aussi les pays où l’on vit le mieux. Il n’y a pas de secret. »

Il n’y a donc ni rime ni raison à vouloir contraindre les entreprises à engager des actions sociales. On n’oblige pas quelqu’un à défendre son intérêt. La logique punitive adoptée par l’État laisse aussi penser que les entreprises seraient en dette vis-à-vis de la société et qu’il leur faudrait rendre une part de ce qu’elles s’accaparent. Présentées comme des parasites du monde social alors qu’elles en sont le moteur. Pourquoi l’État se rend-il donc coupable de tels mensonges ? Pourquoi apprendre aux citoyens à se méfier de leur allié le plus sûr ? Les cadres ne mettent pas en avant d’explications idéologiques – bien conscients qu’il serait pour le moins abusif de qualifier de « rouges » les gouvernements récents –, mais de « politique politicienne ».

Leur idée est que la diabolisation des entreprises dédouane les responsables politiques de leurs mauvais résultats. « Quand un homme politique n’arrive plus à défendre son bilan, il accuse les entreprises, c’est classique. » L’État se préoccuperait avant tout de masquer son impuissance en s’empressant de désigner les entreprises à la vindicte populaire. « La pauvreté, notre faute, les problèmes des femmes, aussi, et maintenant j’entends même dire que les problèmes des homosexuels, c’est leur place dans l’entreprise. Mais avec nos magasins ouverts dans tous les coins de la France, on fait mille fois plus qu’eux pour l’emploi, l’insertion des jeunes et tout le reste. »

En parant au plus pressé – sauver la face –, les gouvernements ternissent l’image des entreprises et distillent dans la société une dangereuse hostilité à leur encontre. Les nouvelles formes de sanctions dites médiatiques aggravent cette situation en rendant publics les « méfaits » du secteur privée. Pour limiter les ponctions financières tout en maintenant le principe des sanctions, le législateur a en effet instauré des sanctions médiatiques consistant en une mise à l’index via la publication sur « liste noire » des entreprises n’ayant pas rempli leurs obligations . Ce qui est craint ici, c’est que la longue liste des représentants de l’autorité écornés par le monde contemporain – l’instituteur, le père de famille et pour beaucoup de ces cadres chrétiens, le curé –, ne s’allonge d’une nouvelle figure : le chef d’entreprise.
 

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Marlène Benquet, sociologue, est chargée de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherche interdisciplimaire en sciences sociales (Irisso). Elle est notamment l’auteure de Les Damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, (Édition du Croquant, 2011). 

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