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Grande distribution : la triple insécurité de l’emploi

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Marlène Benquet a mené pendant trois ans (de 2008 à 2010) une enquête sur une des principales entreprises françaises de grande distribution. Elle est d’abord devenue caissière. Puis, elle a fait un stage au siège social du groupe et un autre à Force ouvrière, principal syndicat de l’entreprise. L’objet de cette enquête est donc de comprendre pourquoi les salariés s’investissent dans leur travail, alors que les conditions de travail et les rémunérations ne sont pas motivantes. Ni l' »adhésion » ni la répression ne sont des explications suffisantes. En fait, les salariés sont plus coincés que convaincus. Plus proche du mode de prédation d’une araignée que d’un tigre, ou de la technique d’un joueur de go que d’un amateur d’échec, les stratégies patronales neutralisent les salariés davantage qu’elles ne les soumettent.

Extraits de Encaisser ! : Enquête en immersion dans la grande distribution, de Marlène Benquet (Editions La Découverte)

La grande distribution a été un des premiers secteurs à utiliser massivement le travail à temps partiel réservé dans les années 1970 et 1980 à une population peu qualifiée et fortement féminisée, mais qui s’est étendu, au cours des années 1990, à des segments plus larges du salariat. L’emploi de caissière est devenu, au cours des années 1980, une illustration marquante de la fragilisation du salariat. Incarnation du triple mouvement de féminisation, de tertiarisation et de précarisation du marché de l’emploi, la profession de caissière a ainsi été associée, dans le langage commun comme dans certains travaux scientifiques, à la notion de précarité, à laquelle ces salariées seraient « surexposées » (1).

Que dit-on d’une situation en affirmant qu’elle est « précaire (2) ? Il n’est pas possible de caractériser au moyen du même terme la précarité sociale des individus sans domicile fixe, la précarité professionnelle des intérimaires du secteur du bâtiment et la précarité des caissières de la grande distribution employées en CDI, à moins d’utiliser cette notion de façon négative, comme défaut de quelque chose – le « quelque chose » pouvant renvoyer à une infinité de référents –, et de renoncer à expliciter positivement les réalités désignées.

Cette notion perd alors sa pertinence descriptive pour se réduire à sa connotation normative de dénonciation des conditions d’existence des individus les plus démunis par opposition à la catégorie rivale de flexibilité. Est-ce à dire qu’il faille renoncer à ce terme semblant si malhabile à spécifier les emplois qu’il définit ?

Limité à la sphère professionnelle, il permet de réunir sous une même appellation les différentes formes d’insécurité engendrées par l’exercice d’un emploi (3) et reste un point de départ intéressant pour questionner, les différentes formes d’insécurités professionnelles rencontrées par les caissières. La précarité n’est donc pas pensée comme un attribut opposant certains emplois instables à d’autres stables, mais comme une dimension de l’ensemble d’entre eux dont il s’agit de spécifier les formes et d’évaluer l’ampleur.

L’emploi de caissière expose d’abord à une première forme économique d’insécurité professionnelle : à la caisse, on s’en doute, on ne gagne pas très bien sa vie.

Les caissières du groupe Batax, occupant le second niveau de la classification professionnelle bénéficient donc d’une rémunération supérieure de 19,94 % (+ 281 €) à celle garantie par la convention collective de branche (4). Comparées aux rémunérations moyennes nationales de l’année 2007, celles du secteur de la grande distribution sont largement inférieures.

[image:2,s]Un salarié travaillant à temps complet dans une entreprise du secteur privé ou semi-public gagne, en moyenne, 2 661 € brut par mois. C’est un peu plus de deux fois le montant du Smic (1 267 €). Les femmes employées au niveau 1 du groupe Batax gagnent 1,25 fois le Smic ; les employés niveau 2 : 1,33 fois ; les employés niveau 3 : 1,43 fois ; les employés niveaux 4 : 1,56 fois.

Cette forme de précarité maintient les salariés dans une incertitude économique liée à la difficulté d’épargner et de faire face à l’imprévu.

Mathilde : On ne peut pas dire qu’on est pauvre. On mange, paie le loyer et les factures. Mais c’est tout. Je suis à trente heures et je ne peux pas mettre un sou de côté. L’an dernier, la chaudière a pété et c’était la panique. J’ai emprunté à la mère de mon mari. Dès qu’il y a un imprévu, on est coincé.

Le salaire permet la reproduction de l’existence, mais ni son anticipation ni la gestion de ses transformations. Il suffit d’une modification, même mineure, de la situation extraprofessionnelle des salariés (naissance, séparation, déménagement, prise en charge des parents, etc.) pour que la dépense désorganise l’équilibre financier et menace la possibilité de se loger et, même, de se nourrir.

L’insécurité professionnelle des caissières est aussi temporelle (5). La forme la plus visible en est le travail à temps partiel ou, plutôt, l’emploi partiel (créés à l’initiative de l’employeur (6) qui concerne 31 % des caissières.

C’est la « discontinuité dans les temps » qui fait de l’emploi partiel un emploi précaire. Le travail partiel donne lieu à une modification permanente du partage entre temps travaillé et non travaillé (7). À l’échelle de l’année, les dates de vacances sont définitivement fixées un mois avant leur date. À l’échelle de la semaine, le planning des jours travaillés et chômés est modifié tous les sept jours, annoncé quinze jours à l’avance, et fixé en fonction de différents critères : affluence des clients, souhaits des caissières dans le cadre d’un régime de faveurs opaque. Enfin, les horaires de travail diffèrent d’un jour à l’autre.

Les caissières sont susceptibles de travailler entre 8 h 30 et 22 heures avec des périodes de « coupures » d’au moins une heure trente, non payées, et s’apparentant davantage à un temps d’astreinte qu’à du temps chômé. Dans ces conditions, il est difficile de planifier des activités extraprofessionnelles, et notamment domestiques. Le temps compris du lundi au samedi n’est pas effectivement travaillé, mais il l’est potentiellement, ce qui suppose une totale disponibilité. Les arrangements permettant d’articuler temps de travail salarié, temps de travail domestique et temps libre doivent sans cesse être réélaborés.

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Marlène Benquet, sociologue, est chargée de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherche interdisciplimaire en sciences sociales (Irisso). Elle est notamment l’auteure de Les Damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, (Édition du Croquant, 2011).   

(1) Paul Bouffartigue, Jean-René Pendariès, « Formes particulières d’emploi et gestion d’une main-d’œuvre féminine peu qualifiée : le cas des caissières d’un hypermarché », Sociologie du travail, 3, 36, 1994, p. 337-359. Dans le même ordre d’idée, Michel Lallement note ainsi que « le commerce de détail alimentaire est ensuite un secteur d’accueil privilégié pour une population féminine qui expérimente de multiples pratiques de « précarisation » du travail, dont le temps partiel au premier chef », Michel Lallement, « Relations professionnelles et emploi : du niveau à la configuration », Sociologie du travail, 2, 40, 1998, p. 218.

(2) La popularisation et la généralisation de la catégorie de précarité semblent bien dater des années 1980, cependant J.-C. Barbier rappelle que la notion est déjà couramment utilisée dans les années 1970, dans le secteur médico-social notamment ; Jean-Claude Barbier, « La précarité, une catégorie française à l’épreuve de la comparaison internationale », Revue française de sociologie, 2, 46, 2002, p. 351-371. Voir aussi l’article de Magali Boumaza et Emmanuel Pierru, « Des mouvements de précaires à l’unification d’une cause », Sociétés Contemporaines, 65, 2007, p. 7-25. Il met en évidence la polysémie de cette notion et la diversité des profils sociaux qu’elle désigne dans ses usages contemporains.

(3) La notion d’insécurité, qui désigne une déstabilisation professionnelle potentiellement préjudiciable au salarié, est ici préférée à celle d’instabilité, qui peut être contractuellement encadrée et ne pas menacer les conditions d’existence des salariés concernés (comme dans le cas de certains contrats d’expatriation ou des clauses de mobilité des cadres à hauts revenus). L’insécurité ne résulte pas nécessairement de la limitation temporelle du contrat de travail, mais peut être le produit des différentes dimensions de la vie professionnelle à savoir « l’emploi, le travail et les capacités d’action et de représentation collectives », Sophie Béroud, Paul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, op. cit.

(4) Convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire, n° 3305 du 12 juillet 2001.

(5) Dans des textes précédents (notamment Marlène Benquet, Les Damnées de la caisse, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2011) où est posée la même question des formes de précarité auxquelles sont exposées les caissières, et dont ces lignes sont largement inspirées, j’ai utilisé le terme de précarité – ou insécurité – organisationnelle. Il me semble avoir alors confondu les causes avec les effets, c’est-à-dire l’insécurité temporelle avec les difficultés organisationnelles qui en résultent. Remettant le raisonnement sur ces pieds, j’ai donc préféré ici la notion de précarité – ou insécurité – temporelle à celle de précarité – ou insécurité – organisationnelle.

(6) Margaret Maruani, Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, op. cit. Michel Lallement nuance toutefois cette affirmation en rappelant qu’il est des temps partiels choisis en raison de contraintes ou d’incitation extérieures. La distinction entre choix et contrainte n’est donc pas entièrement pertinente. « Choisi/contraint : non seulement cette opposition cristallise des visions du monde social aussi discutables que caricaturales (l’acteur libre versus l’agent déterminé), mais elle ignore surtout le caractère négocié lato sensu des ordres et des mondes sociaux dans lesquels s’inscrivent les politiques d’incitation au temps partiel. Dit autrement, dès lors que l’on observe « par le bas » le recours au temps partiel, les logiques sociales à l’œuvre se multiplient. », Michel Lallement, Temps, travail et modes de vie, PUF, Paris, 2003, p. 136.

(7) Réfutant la distinction entre travail partiel et travail précaire, Patrick Cingolani montre que ce dernier « expose, comme tel, à des modes spécifiques d’assujettissement qui, jouant de la discontinuité, le rapproche du travail temporaire et des contrats à durée déterminée. Patrick Cingolani, La Précarité, PUF, Paris, 2005, p. 42.

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