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Relations internationales: ces erreurs qui ne cessent de se répéter

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Vit-on désormais dans un monde « post-bipolaire » – selon une catégorie héritée du passé -, « unipolaire » – ce que dément l’impuissance américaine – ou « multipolaire » – alors que les puissances moyennes démontrent une faible attractivité ?

Derrière ce flou terminologique se dissimule une continuité profonde : la prétention des plus « grands », formalisée à partir de 1815 à travers une « diplomatie de concert », à se partager le pilotage du monde. On retrouve aujourd’hui cet entêtement oligarchique dans les nouveaux « directoires du monde » que seraient le G8 puis le G20, qui renouvellent pourtant les blocages.

S’auto-légitimant autour de notions telles que l’« Occident » et la « démocratie », la « diplomatie de connivence » – telle que Bertrand Badie la qualifie – conduit à des conflits (Afghanistan, Irak) qui ensuite lui échappent. Figée dans un fonctionnement d’exclusion, elle suscite la contestation d’États (Iran, Venezuela), d’opinions publiques et d’acteurs – parfois armés – frustrés d’être écartés de la prise de décision. Limitées dans ses performances et protectrice de ses privilèges, elle met en scène la volonté de résoudre de grandes crises, comme celles affectant l’économie mondiale, sans parvenir à des réformes concrètes.

Phénix médiocre qui renaît toujours de ses cendres, la « diplomatie de connivence » est examinée ici dans son histoire, ses fonctions, et ses échecs. Bonne manière d’explorer aussi la notion obscure de « système international ».

Extraits de La diplomatie de connivence : Les dérives oligarchiques du système international, de Bertrand Badie (Editions La Découverte)

À vouloir rechercher à tout prix des configurations polaires, on en oublie l’histoire. Celle-ci nous révèle un monde infiniment plus complexe, instable et difficile à qualifier. Laissons de côté les siècles précédant les traités de Westphalie (1648), dominés précisément par des formes politiques faiblement territorialisées, où les autorités s’entremêlaient et s’entrechoquaient, jusqu’à rendre insaisissable l’idée même d’« international ». Tout juste l’idée d’« empire » introduisait-elle parfois un semblant de simplification en désignant une hégémonie, même si celle-ci n’eut pas la clarté que l’on croit, laissant échapper des espaces d’autonomie, eux-mêmes changeants, des périphéries incertaines, des vassalités complexes… L’idée wébérienne de monopole de l’autorité prendra son temps pour se réaliser et pour donner un sens, à travers la très lente invention de l’État, à la notion aujourd’hui banalisée de « système international ».

Mais Hobbes était, en revanche, un excellent observateur du jeu de son époque. Nul pôle en son temps : tels des atomes de puissance, royaumes et empires, préfigurant les États futurs, s’alliaient ou s’affrontaient, au gré des circonstances et avec probablement pour seul regard le désir d’éviter que l’un d’entre eux ne domine tous les autres. En un sens, le XVIIIe siècle et le siècle suivant virent bien l’apogée des gladiateurs, conformes en tous points à la description que les réalistes firent ensuite du monde. Dans cette arène, la polarisation n’avait pas sa place : ou alors elle était tellement fugace et circonstancielle qu’elle ne participait pas, de toute façon, à la configuration d’un système international encore dans les limbes.

Pourtant, l’auteur du Leviathan semble ne pas avoir prévu la suite. Obsédé de souveraineté, rejetant à ce titre toute loi commune aux gladiateurs, toute idée d’« ordre international » ou de « coopé- ration », ses vertus interprétatives se tarissent quelque peu dès qu’on franchit le cap de la Révolution et de l’Empire napoléonien. Le traumatisme était fort, tellement douloureux pour les princes européens – qui ont failli tout y perdre – qu’il les conduisit, dès 1815, à concevoir un premier ordre international qui avait bien les propriétés d’un système : coût exorbitant de guerres longues et dévastatrices, menace sur l’ordre interne des royaumes rendaient aimable l’idée d’un « concert » européen organisé.

[image:2,s]Allait-on pour autant assister à la naissance de pôles ? Point du tout, sauf, là aussi, de manière fugace mais mortelle, puisque le moment de polarisation le plus net se situe dans les années qui ont précédé 1914. Des pôles pendant l’entre-deux-guerres ? Non, des puissances juxtaposées, aux alliances relâchées et aux inimitiés fluctuantes ; c’est bien en vain qu’on a cherché alors à voir se constituer un pôle des démocraties, tandis que les régimes totalitaires jouaient chacun leur carte, pour se combattre ou s’allier, voire pour regarder vers les démocraties. La polarisation n’est intervenue qu’en 1947 et a vécu quarante-deux ans. Aujourd’hui, elle n’est plus.

Les cent quarante ans qui séparent le congrès de Vienne du début de la bipolarité ne sont pourtant pas négligeables, mais riches en informations et en expériences, véritable laboratoire de nos incertitudes contemporaines. Prise comme telle, cette séquence de l’histoire aurait pu nous mener à la sagesse. C’est autre chose qui prévalut, presque le contraire : les politiques étrangères d’aujourd’hui, loin de tirer les leçons du passé, semblent se plaire à en imiter les recettes qui avaient déjà failli à l’époque. Au lieu de jouer les héritiers éclairés, nous sommes les tristes hoirs de terribles passifs. Pourtant, que de leçons pourrions-nous tirer de l’échec du concert européen, du triomphe précaire de la puissance au temps de la bipolarité, comme de cette expérience étrange qui suivit la chute du mur de Berlin !

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Bertrand Badie est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), auteur de nombreux ouvrages phares sur les relations internationales. Aux éditions La Découverte, il est conseiller de la rédaction de L’état du monde depuis plus d’une quinzaine d’années et éditorialiste sur les questions internationales sur le site lemonde.fr.

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