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Traître ou résistant… De l’importance de Bradley Manning

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Mardi 30 juillet 2013. Le juge militaire en charge du procès de Bradley Manning doit rendre son verdict. Quel sera le sort du jeune soldat américain, de son propre aveu le lanceur d’alerte à l’origine du Wikileaks, une fuite massive de secrets d’Etat américains ? 

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Si son juge, la colonel Denise Lind l’estime coupable de la charge la plus grave, « intelligence avec l’ennemi », l’accusé encourt la perpétuité dans une prison militaire sans le moindre espoir de libération anticipée. Une jurisprudence aux implications considérables qui affecterait grandement la notion de liberté d’expression et de liberté de la presse aux Etats-Unis et au-delà…  

Bradley Manning, traitre à l’insu de son plein gré ?

De ses aveux au choix de sa stratégie de défense, on peut s’interroger sur les motivations du soldat Manning. Rappel des faits…

Au cours de son procès, Bradley Manning a reconnu avoir transmis environ 700 000 documents qui ont conduit à la révélation de secrets militaires et diplomatiques américains en 2010 – la vidéo Collateral Murder, les Afghan War Diaries et les 600 000 télégrammes de Wikileaks. Il a plaidé partiellement coupable de dix charges sur les vingt-deux qui pèsent sur lui – pour un total de 20 ans de prison.

Le jeune soldat de 26 ans – 23 ans au moment des faits – a été présenté par la défense comme un individu fragilisé par des troubles d’identité sexuelle. David Coombs, son avocat, a insisté sur le fait que Bradley Manning n’avait pas « une connaissance avérée » du fait qu’en transmettant ces documents ceux-ci pouvaient tomber dans les mains de l’ennemi, en l’occurrence Al-Qaïda, et qu’il n’avait pas été prouvé que celui-ci avait agi avec une « mauvaise intention générale », indispensable pour qualifier le crime.

En pleine conscience ?

La colonel juge a rejeté la thèse de la naïveté angélique, estimant que l’accusation avait démontré que Bradley Manning avait suivi un cours, durant son entrainement, sur « l’utilisation d’Internet par les terroristes » et qu’en tant qu’ex-analyste de renseignement en Irak « il savait que l’ennemi se livrait à des activités similaires ». Et de son propre aveu, il a déclaré avoir voulu dénoncer le « porno guerrier » des guerres américaines et entendait lancer un débat public sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan, lors desquelles, selon lui, les Etats-Unis agissaient mal et à l’insu de tous.

Soldat d’active à l’époque des révélations – trahisons ? -, Bradley Manning a opté pour une conduite contraire à ce que lui imposait son statut. En conséquence, il  encourt au total 154 ans de prison pour les vingt-et-une autres charges et violations du code militaire, parmi lesquelles « conduite de nature à jeter le discrédit sur les forces armées », fraude informatique, vols et atteintes à la loi sur l’espionnage de 1917. L’arsenal juridique américain – militaire et civil – a été pleinement mobilisé pour l’occasion et le verdict de la juge est sans doute un des plus importants de l’histoire juridique américaine.

Les multiples ramifications du traitement réservé à Bradley Manning

Les autorités militaires ont sans doute réservé un « traitement de faveur » au jeune soldat. L’ONU elle-même a qualifié la détention de Bradley Manning dans la base militaire américaine de Quantico de « traitement cruel, inhumain et dégradant » du fait, notamment, d’un isolement carcéral de huit mois en 2011. En d’autres temps – autres temps de guerre -, il aurait sans doute, pour les mêmes faits, eu le droit au peloton d’exécution aux termes d’une justice expéditive – et forcément inéquitable. Mascarade ou pas, la procédure qui vient de s’achever constitue donc sans doute un progrès…

Un progrès qui risque, au contraire, d’être perçu comme un inquiétant précédent, une démonstration supplémentaire que le pays de la liberté, chantre des droits de l’Homme, s’offre moultes libertés avec les libertés et les droits de l’Homme…

Edward Snowden l’a bien compris, qui a préféré encore, après les révélations sur le système de surveillance de la plus grande démocratie du monde, fuir les Etats-Unis, quitte à croupir dans la zone internationale de l’aéroport de Cheremetevo à Moscou, plutôt que de tomber aux mains de la justice américaine – civile ou militaire.

Autre aspect des ramifications de ce verdict, son impact sur l’avenir du journalisme d’investigation. Que Manning soit coupable, que la sentence soit exemplaire de dureté, alors un vent glacial soufflera sur les rédactions américaines et les potentiels lanceurs d’alerte se retrouveront sérieusement refroidis par la perspective d’une existence à l’ombre…

« Lanceurs d’alerte », liberté d’expression et libertés des presses

Le verdict dans l’affaire Manning ne vient que nourrir le sempiternel débat sur les limites de la liberté d’expression et de la « sous-liberté » de la presse, a fortiori lorsque celles-ci se heurtent à l’intérêt supérieur des Etats, ou de puissances supranationales.

Bradley Manning a admis que sa démarche était militante, qu’il entendait dénoncer l’attitude de l’armée dont il portait l’uniforme. Il ne pouvait pas ignorer que, en agissant ainsi, il pouvait être amené, ne serait-ce qu’involontairement, à servir les intérêts des ennemis de l’Amérique. Il ne semble dès lors pas anormal que, lui ayant « mis la main dessus », les autorités américaines jugent nécessaire de faire de son cas un exemple. Ce n’est pas une tentation légitime, elle n’honore pas l’administration américaine, mais elle est somme toute « de bonne guerre » – et Edward Snowden a raison de s’être enfui et de ne pas envisager un retour aux Etats-Unis.

Ces affaires de « lanceurs d’alerte » sont aussi un avertissement pour tous ceux qui prétendent user des développements technologiques contemporains pour, sous une forme ou sous une autre, faire circuler de l’information. Nos moyens d’action, d’intervention ont été décuplés au cours des dernières décennies mais cela ne saurait dispenser quiconque de prendre ses responsabilités et de s’organiser, le cas échéant, pour échapper aux représailles des cibles visées.

C’est vrai pour les journalistes syriens placés dans la clandestinité ou forcés à l’exil par la répression de Bachar al-Assad et qui s’appuient, notamment, sur des médias étrangers pour poursuivre leur œuvre de résistance. C’est sans doute tout aussi vrai dans nos démocraties dites modèles où le risque n’est jamais neutre d’affronter les puissants, de remettre en cause l’ordre établi.

De cela, Bradley Manning, qu’il soit traître ou résistant, devient un exemple, le symbôle.

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