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Affaire Mahé: les raisons d’un verdict jugé clément

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Le procès en 2012 de l’affaire Mahé, du nom de ce civil ivoirien tué par des soldats français de la force Licorne en 2005, mérite que l’on s’y attarde. Cette affaire présentait indéniablement un caractère hors du commun, permettant une plongée au cœur de l’armée française et de ses opérations extérieures. Le verdict rendu par la Cour d’assises de Paris dans cette affaire a pu sembler relativement clément. Quelles peuvent en être les raisons ?

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Les faits

En 2004, la résolution 1528 du Conseil de sécurité des Nations Unies donnait à la force française Licorne déployée en Côte d’Ivoire la mission de soutenir l’ONUCI (Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire), qui tentait de limiter les effets de la guerre civile. Les militaires français en cause dans l’affaire Mahé étaient parmi ceux chargés de surveiller la « zone de confiance » entre le Nord tenu par la rébellion et le Sud fidèle au président Laurent Gbagbo. Cette zone démilitarisée, était en fait une « zone de non-droit », sans police ni justice. Elle attirait de ce fait les criminels de la région. La mission de séparation entre les forces armées du Sud et les rebelles du Nord assignée aux forces françaises était devenue, au fil des mois, une mission de lutte contre le banditisme qui régnait dans cette zone la plus dangereuse du pays.

Le matin du 13 mai 2005, une patrouille de militaires français croisait Firmin Mahé près de Bangolo, à 600 km d’Abidjan, dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire. Firmin Mahé était « coupeur de route » ivoirien, une sorte de bandit, présumé auteur d’exactions (vols, meurtres et viols). Il était recherché depuis plusieurs mois par les militaires français parce qu’il terrorisait la population locale dans cette partie de la zone de confiance. Voyant qu’il allait être arrêté, Firmin Mahé prenait la fuite. Un des militaires français lui tirait dessus, le blessant à la jambe. Mais « le coupeur de route » réussissait à s’échapper à travers champs. La patrouille le croisait à nouveau dans l’après-midi et l’arrêtait. Firmin Mahé avait déjà perdu beaucoup de sang ; il était affaibli mais pouvait encore être soigné. Les militaires français décidaient de l’évacuer en véhicule blindé léger vers la base française de la ville de Man. Sur le chemin long de 50 km, ils l’étouffaient avec un sac poubelle en plastique. Lors de son arrivée à Man, Firmin Mahé était décédé.

La procédure

Le silence sur cette affaire semble avoir été gardé jusqu’à ce qu’en septembre 2005, un officier du bataillon rentré en France révèle les faits à ses supérieurs. Ces derniers en informèrent la ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, qui saisissait le procureur de la République. Une information judiciaire était alors ouverte au tribunal aux armées de Paris (juridiction supprimée par l’effet de la loi fin 2011). Au terme de longues investigations, le juge d’instruction du tribunal aux armées de Paris ordonnait finalement le renvoi de quatre militaires français devant la Cour d’assises de Paris pour meurtre s’agissant de l’adjudant-chef Guy Raugel, pour complicité de meurtre s’agissant du colonel Eric Burgaud et du brigadier-chef Johannes Schnier et pour non-empêchement de commettre un crime s’agissant du brigadier Lianrifou Ben Youssouf.

Le renvoi ne se faisait pas sur la base d’une incrimination de crime de guerre, qui n’existe en droit français que depuis la loi n°2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale. Il se faisait donc sur la base d’infractions de droit commun. Fin novembre 2012, s’ouvrait le procès devant la Cour d’assises de Paris. Le verdict était rendu le 7 décembre 2012. Aucun appel n’a été interjeté.

Le procès

Il ressortait du procès que :

– Le colonel Burgaud, alors chef de corps du 13ème bataillon de chasseurs alpins de Chambéry, avait donné l’ordre de tuer Firmin Mahé. Après avoir d’abord nié toute responsabilité au cours de l’information judiciaire, il a finalement reconnu avoir transmis l’ordre à l’adjudant-chef Raugel que Firmin Mahé n’arrive pas vivant à destination. Il a affirmé, toutefois, avoir tenu cet ordre implicite du général Henri Poncet, son supérieur, à l’époque commandant la force Licorne en Côte d’Ivoire. Ce dernier lui aurait dit « Roulez doucement  / Prenez tout votre temps… vous m’avez compris ? ». Cependant, le général, un temps mis en examen et ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire par le ministère de la défense, a toujours démenti et a bénéficié d’une ordonnance de non-lieu. Faute de charges suffisantes, il n’a pas été renvoyé en Cour d’assises. Le colonel Burgaud a estimé qu’il avait transmis l’ordre de tuer mais qu’il ne l’avait pas donné de sa propre initiative. Lors du procès, le général Poncet, convoqué en qualité de témoin, est resté sur sa position. Le colonel Burgaud a jugé « indigne » celle de son ancien supérieur.

– L’adjudant-chef Raugel, alors chef de section au 4ème régiment de chasseurs de Gap, a reconnu avoir étouffé Firmin Mahé avec un sac en plastique. Il a confirmé avoir eu une conversation avec le colonel Burgaud par radio et avoir reçu un ordre implicite tenant en des mots identiques à ceux attribués par le colonel Burgaud au général Poncet. Il a reconnu qu’il avait entraîné ses deux subordonnés dans cette affaire.

– Le brigadier-chef Schnier, militaire du 4ème régiment de chasseurs de Gap, a aidé l’adjudant-chef Raugel, en maintenant Firmin Mahé. Suivant les consignes de l’adjudant-chef, il a redressé le blessé, alors allongé dans le blindé. Il a maintenu le corps du blessé le temps que son supérieur étouffe avec un sac en plastique la victime.

– Le brigadier Ben Youssouf, lui aussi militaire du même régiment de Gap, conduisait le véhicule blindé léger où se sont déroulés les faits. Il n’a sans doute pas vu grand-chose de ce qui s’est passé dans son véhicule. Il avait reçu l’ordre de conduire, ce qu’il a fait. Il était pour autant conscient du drame qui se jouait à l’arrière.

Un verdict jugé clément

Le 7 décembre 2012, après un procès qui a duré près de deux semaines, la Cour d’assises de Paris a prononcé un acquittement et trois condamnations. Le colonel Burgaud a été condamné à cinq ans d’emprisonnement avec sursis, l’adjudant-chef Raugel à quatre ans d’emprisonnement avec sursis et le brigadier-chef Schnier à un an d’emprisonnement avec sursis. Le brigadier Ben Youssouf a été acquitté. Le verdict semble cohérent en ce sens qu’il a sanctionné avant tout le donneur d’ordre, puis l’exécutant principal. Mais il a pu étonner par sa clémence, aucune peine d’emprisonnement ferme n’ayant été prononcée. Les Ivoiriens présents dans la salle ont vivement manifesté leur mécontentement face à des peines jugées trop faibles.

Ces peines sont effectivement inférieures aux réquisitions prises par l’avocate générale, qui avait demandé la condamnation des quatre accusés à respectivement cinq ans d’emprisonnement ferme, cinq ans (dont trois ferme), deux à trois ans avec sursis et six mois avec sursis. Or, ces réquisitions étaient déjà nettement inférieures au maximum encouru pour un meurtre, soit trente ans de réclusion criminelle, et pour le délit de non-empêchement de crime, soit cinq ans d’emprisonnement. Ces peines semblent aussi clémentes au regard de la gravité des faits. Des militaires en service, en opération extérieure, avaient commis ensemble le meurtre d’un civil et l’avait caché à leur hiérarchie. Que s’est-il passé entre-temps ? Comment expliquer ce décalage entre les faits et le verdict final ?

Une conjugaison d’éléments en faveur de la clémence

Il n’est pas possible de connaitre les motifs exacts qui ont conduit le jury d’assises à prononcer cette décision. Cependant, plusieurs éléments ont pu se conjuguer pour conduire la Cour d’assises à une relative clémence.

Premier élément : le temps écoulé entre la date des faits et la date du procès, soit 7 ans, a produit ses effets. L’émotion suscitée par cette affaire était retombée et chacun de ses acteurs a pris du recul par rapport aux faits. La Cour n’a peut-être pas voulu raviver la souffrance provoquée par cette affaire.

Deuxième élément : les accusés ont comparu libres. Les Cours d’assises ont l’habitude de voir défiler des accusés pour la plupart placés en détention préventive. Ici, les quatre anciens militaires ont tous comparu libres au cours de leur procès. Seuls l’adjudant-chef Raugel et le brigadier-chef Schnier avaient effectué quelques mois de détention provisoire. Ils avaient été vite libérés. Or, il est toujours plus difficile pour une Cour d’assises d’envoyer des accusés libres en prison que d’y maintenir des accusés qui y sont déjà.

Troisième élément : le parcours et la personnalité des accusés a joué en leur faveur. Aucun des accusés n’a fait l’objet d’une sanction disciplinaire prononcée par l’armée de terre. Leur dossier militaire révélait pour tous une carrière exemplaire. Ils n’avaient pas été condamnés auparavant par la justice et n’avaient commis aucune nouvelle infraction depuis 2005 : on pouvait en déduire que le risque de récidive était très faible. Les accusés étaient bien insérés socialement et professionnellement, même s’ils avaient quitté l’armée. Les envoyer en prison aurait-il eu un sens ?

Quatrième élément : les accusés ont tous collaboré avec la justice. Chose plutôt rare dans les palais de justice, les accusés n’ont pas contesté les faits et leur responsabilité : ils ont décrit dans le détail ce qui s’était passé le 13 mai 2005. Ils ont collaboré durant toute la procédure avec la justice et n’ont pas cherché à quitter le territoire ou à échapper à leurs obligations légales.

Cinquième élément : la partie civile a peiné à jouer son rôle traditionnel dans un procès d’assises consistant à défendre les intérêts de la victime disparue et à mettre en avant le préjudice subi par la famille de l’accusé. Firmin Mahé était décrit comme un individu dangereux présumé auteur de plusieurs crimes. Sa famille semblait désunie et son village d’origine l’avoir rejeté : il avait d’ailleurs refusé de récupérer son corps, compte tenu de son passé supposé de criminel. La personnalité de la victime n’était pas de nature à susciter l’empathie et cela a pu peser, surtout dans un procès d’assises.

Sixième élément : l’absence de poursuites pénales contre certains des protagonistes de cette affaire. Le parquet n’avait pas estimé nécessaire le renvoi du tireur français du matin. Pourtant, ce militaire avait fait usage de son arme à feu dans des conditions contestables au regard des règles du droit pénal français et du droit international humanitaire, puisqu’il avait tiré sur un civil désarmé prenant la fuite qui ne représentait aucun danger pour les militaires français. Or, la blessure faite à la jambe du « coupeur de route » était une cause indirecte de son décès. De même, le parquet et le juge d’instruction ont estimé que les faits ne permettaient pas d’établir la responsabilité pénale du général Poncet. Pourtant, le principe hiérarchique qui préside au fonctionnement des armées laisse d’ordinaire peu de place aux initiatives purement personnelles, même des officiers. Toujours est-il que la poursuite pénale des uns et l’absence de renvoi devant la Cour des autres ont pu conduire le jury à se poser des questions qui ont pu contribuer à atténuer la responsabilité des militaires poursuivis.

Un rappel des règles et la prise en compte du contexte opérationnel

La Cour a estimé que le geste des militaires avait « gravement porté atteinte aux valeurs de la République ». Le verdict a rappelé ainsi qu’il appartient à un militaire de désobéir à un ordre manifestement illégal. Cela reste difficile dans l’armée, une institution où le principe hiérarchique est très fort, de ne pas exécuter un ordre illégal. Surtout sur le terrain, a fortiori en opération extérieure, dans un contexte tendu. Toutefois, ni la soumission nécessaire à la hiérarchie et le respect des ordres, ni l’impératif de la mission, en particulier celui de protéger la population civile des exactions des coupeurs de route, ne « pouvait justifier qu’un homme blessé et ligoté soit étouffé avec un sac poubelle ». En somme, la Cour rappelle que même en opération extérieure, les militaires français doivent respecter les règles de droit et la vie des civils. Pour autant, les condamnations ont été légères. En effet, la Cour a considéré que la « situation exceptionnelle » qui prévalait dans la région ivoirienne que les militaires étaient chargés de surveiller, à savoir « la situation dans la zone dite de confiance, les limites imposées à l’action de la force Licorne, l’impuissance de l’ONUCI et de sa politique, les scènes de crime », était « de nature à atténuer leur responsabilité ».

Les accusés ont expliqué qu’ils étaient excédés de voir les auteurs d’exactions dont ils étaient témoins remis en liberté sitôt arrêtés. En effet, faute d’outil judiciaire adapté dans la zone de confiance, les militaires français arrêtaient des coupeurs de route et les remettaient à la police civile des Nations Unies qui les relâchaient presque aussitôt. Une impunité décourageante pour les militaires et parfois mortelle pour les habitants ivoiriens régnait. C’est dans ce contexte très particulier qu’ils ont mis la main le 13 mai 2005 sur Firmin Mahé, près de Bangolo. Pour les soldats de la force Licorne, dont la mission était de protéger la population, mais que le mandat de l’ONU laissait impuissants, tuer a pu être ressenti comme un moindre mal. Des villageois ont d’ailleurs acclamé les militaires une fois que la nouvelle de la mort de Mahé a été connue. La disparition de Firmin Mahé aurait même fait baisser le niveau de délinquance dans la zone.

Ce contexte, mélange de stress lié à la mission, d’impuissance, d’empathie avec la population, a pu entrainer un désarroi moral. En somme, pour la Cour, les militaires français ont été placés dans une situation particulière, leur permettant de bénéficier de circonstances atténuantes, une notion qui n’existe plus en droit pénal français mais qui conserve un sens dans ce type d’affaires.

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