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Laïcité: le Québec n’est pas prêt à aller aussi loin qu’en France

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Après plusieurs semaines de fuites et de tergiversations, le gouvernement de Pauline Marois, à la tête du Parti Québécois, a dévoilé son projet de Charte des valeurs québécoises. Il contient plusieurs propositions : modifier la charte québécoise des droits et libertés de la personne, énoncer un devoir de réserve et de neutralité pour le personnel de l’État, encadrer le port des signes religieux ostentatoires (croix, hijab, niqab, turban et kippa) et rendre obligatoire le visage à découvert dans les ministères et organismes de l’État.

Le ministre en charge du dossier, Bernard Drainville, a indiqué que la charte aura deux principaux objectifs : affirmer les valeurs québécoises et la neutralité religieuse de l’État, et redéfinir des « règles claires pour tout le monde » en matière de signes religieux. Selon les sondages, le gouvernement québécois semble avoir l’appui de la population. Mais il doit faire face une levée de boucliers du côté de l’opposition.

JOL Press : Que pensez-vous du projet de création d’une Charte des valeurs québécoises ?
 

Daniel Turp : Je suis très favorable. J’ai exprimé mon accord avec l’idée d’inscrire cette charte dans la loi fondamentale québécoise. Le gouvernement a décidé de le faire en proposant de modifier le principe de la laïcité dans notre charte des libertés de la personne et de le mettre en œuvre dans une série de mesures auxquelles je suis favorable.

Le régime de laïcité du Québec est désormais beaucoup plus officiel. Nous sommes un État laïc. Jamais cela n’a été affirmé dans nos lois fondamentales, et ça serait donc le cas si cette loi était adoptée.

JOL Press : N’est-elle pas contraire à l’idée de multiculturalisme et de respect de la diversité au Québec ?
 

Daniel Turp : Le Québec n’a jamais adhéré à la notion de « multiculturalisme » comme le promeut le Canada. Il a toujours plutôt favorisé ou utilisé les termes un peu différents d’interculturalisme ou de pluralisme. Le Québec a progressivement laïcisé ses institutions publiques, comme l’école, où la religion n’est plus enseignée dans les établissements qui ont été déconfessionnalisés, et où un certain nombre d’autres mesures ont été prises pour assurer la séparation de l’Église et de l’État. Il est pour moi souhaitable d’assurer la neutralité de l’État.

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JOL Press : Où en est la liberté religieuse au Québec ?
 

Daniel Turp : La liberté fondamentale de religion, mais aussi celle de conscience, est inscrite dans nos grandes lois fondamentales. Elle l’est depuis 1975 au Québec et le Canada a adopté une charte semblable en 1981. La liberté religieuse est donc reconnue. Il s’agit maintenant au Québec d’aménager de façon beaucoup plus claire, formelle et légale le rapport entre le principe de la laïcité et la liberté de religion.

La liberté de religion n’est pas absolue. Le Québec est de toute évidence appelé à débattre sur l’idée de mettre en œuvre le principe de la laïcité, surtout lorsqu’il s’agit des activités étatiques.

Le projet de la Charte des valeurs québécoises va beaucoup moins loin qu’en France. Le principe d’interdiction du port de signes religieux par les élèves, les étudiants ou par les personnes sur la voie publique, par exemple, est beaucoup plus limité que chez vous.

JOL Press : Vous avez rédigé en décembre dernier un projet pour une charte québécoise de la laïcité. Où en est ce projet ?
 

Daniel Turp : En tant que professeur de droit constitutionnel, je voulais montrer à quoi pourrait ressembler le projet d’une charte de laïcité. C’est un projet que j’ai rendu public en décembre dernier et qui va également paraître dans un ouvrage dans quelques jours.

Ce que le gouvernement a annoncé mardi, c’est que plutôt que d’adopter une loi qui s’intitulerait « Charte de la laïcité », il préfère modifier une loi existante, la loi sur les droits fondamentaux, pour y inscrire le principe de laïcité et de neutralité de l’État. L’approche du gouvernement est donc un peu différente de celle que je proposais en décembre dernier, c’est-à-dire la création d’une loi distincte, une autre loi fondamentale qui porterait précisément et seulement sur la laïcité.

D’ailleurs, c’est ce qui était d’abord prévu au programme du Parti Québécois [parti social-démocrate dirigé par Pauline Marois, ndlr], et auquel j’ai participé lorsque j’étais actif dans ce parti comme député, puis comme président de sa commission politique.

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JOL Press : Quels sont les principaux obstacles que rencontre ce projet de charte ?
 

Daniel Turp : Beaucoup de gens pensent que la charte va trop loin, qu’elle porte atteinte à la liberté de religion. Le gouvernement a annoncé qu’il déposerait un projet de loi, probablement en novembre ou décembre, et il s’agit donc de voir s’il va réussir à le faire adopter par l’Assemblée nationale. Le gouvernement de Madame Marois est tout de même minoritaire, il a donc besoin de l’appui d’un autre parti à l’Assemblée nationale.

Le parti Coalition Avenir Québec est, semble-t-il, disposé à adopter des mesures pour inscrire le principe de la laïcité et le mettre en œuvre. Il y a aussi déjà des manifestations de la part d’un certain nombre de personnes qui contestent la légalité et la constitutionnalité de cette charte ; ce serait donc effectivement l’un des obstacles à sa mise en œuvre.

JOL Press : Que pensez-vous de la charte de laïcité présentée cette semaine par le ministre français de l’éducation, Vincent Peillon ?
 

Daniel Turp : Je suis favorable à cette application très large de la laïcité et à son application dans les écoles pour assurer cette idée de neutralité de l’État, afin que les enfants et les élèves soient conscients que ce principe a été choisi par la société française pour organiser les rapports entre les citoyens, et les instruire sur l’égalité dans la différence, que l’on peut par ailleurs exprimer dans la vie privée.

Mais je ne crois pas qu’au Québec nous soyons prêts ou disposés à aller aussi loin ; je ne suis pas partisan de prévoir tout de suite des mesures comme celles-là pour le Québec. La France avait une marge d’appréciation pour déterminer la façon dont elle appliquerait le principe de la laïcité.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Daniel Turp est professeur de droit international et de droit constitutionnel des droits fondamentaux à l’Université de Montréal au Canada. Il a été député du Parti Québécois à l’Assemblée nationale du Québec entre 2003 et 2008. Il a également été vice-président et président de la Commission politique du Parti Québécois, et membre de son Conseil exécutif national entre 2009 et 2011.

Il est à l’origine de la rédaction d’un projet de Charte québécoise de la laïcité, publié en décembre 2012.

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