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Quand le nucléaire est devenu partie intégrante de l’identité nationale

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Les « Trente Glorieuses ». Cette catégorie historique reprise à l’envie dans les discours médiatiques et les manuels d’histoire fonctionne comme un mythe. Mythe d’une voie unique et nécessaire de « modernisation » à la française et d’héroïques décideurs ayant fait les bons choix. Mythe d’une vie meilleure pour le plus grand nombre mesurée en terme quantitatif de biens d’équipements. Mythe d’une hexagonalité d’une croissance en réalité largement liée à un échange inégal avec le « tiers monde » et à un pillage des ressources naturelles limitées.

Mythe d’une temporalité de trois décennies de bien-être social alors que les orientations et technologies solidifiées après-guerre ont généré une empreinte sanitaire (amiante, pollutions…) et écologique (déchets et radiations nucléaires, changement climatique…) bien plus profonde et durable. Mythe, enfin, d’un large consensus autour de « la modernisation » allant du PCF au Gaullisme en passant par les chrétiens…

Extraits d’Une autre histoire des Trente Glorieuses : Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil

Quand, lors de l’inauguration de Zoé en 1948, Vincent Auriol proclama que cette première pile atomique « ajoutera[it] au rayonnement de la France », il n’anticipait sûrement pas la densité nucléaire d’aujourd’hui, le lien incontournable entre identité nationale et nucléarité. À cette époque, le rayonnement de la France – son exception par excellence – était surtout lié à son Empire. L’atome s’y ajoutait sans forcément le transformer. Ce n’est que petit à petit que l’identité nationale se conjugua à l’atome.

L’opération s’effectua sur de nombreux registres. Elle se fit par une association grandissante entre l’atome et le patrimoine, exprimée dans la presse régionale et nationale. Les premiers réacteurs furent des « cathédrales » à l’échelle de Notre-Dame ; « On pourrait aisément y faire entrer trois fois l’Arc de Triomphe de l’Étoile » ; leurs câbles pourraient « supporter un poids comparable à celui de la Tour Eiffel ». En s’inscrivant dans l’histoire de la nation, ils en assurèrent la continuité grandiose. S’affirma aussi la contribution de chaque région à cette progression : « Marcoule donnera au Gard de demain un rayonnement national que n’avait pu lui apporter le charbon. » Ou bien : « La Touraine, qui s’enorgueillit d’avoir, sur son sol, tracé une grande partie de l’Histoire de la France, y inscrit une autre page grandiose, tandis qu’aux bords de la Loire naît la première centrale thermonucléaire EDF1 » [Hecht, 2004].

En tant qu’opérations technopolitiques, les liens entre l’identité nationale et la prouesse atomique se firent aussi dans la sélection de l’acier, du béton précontraint, du graphite ; dans des calculs d’optimisation ; dans l’organisation des tâches ; dans les querelles d’ingénierie. On n’était pas toujours d’accord sur les moyens de rendre le nucléaire français et la France nucléaire [Hecht, 2004].

[image:2,s]Et puis vint la bombe atomique française. Une bombe dont le lien au général de Gaulle fut incontournable, même si l’engin fut développé durant son absence. Contrairement à ce que laisserait penser l’approche progressiste du paradigme des « Trente Glorieuses », la célébration ne fut pas universellement partagée [Topçu, ce volume]. Au-delà des oppositions communistes et catholiques, on trouva aussi des moqueries. « L’éclat, c’est moi ! » ironisait le Canard enchaîné après le premier essai à Reggane, en poursuivant :

« Cette bombe libérait la France, que dis-je ? libérait les Français d’un complexe. Mieux encore, libérait le vieux coq gaulois que chacun de nous porte dans son cœur et qui depuis 1940 n’osait pas sortir… Cette bombe, ô Français, cette bombe est le plus beau jour de notre vie. Le samedi 13 février 1960 marque le début d’une ère nouvelle… Ne vous sentez-vous pas tout autres depuis ce jour, depuis cette minute, depuis cette seconde-là ? Si, n’est-ce pas ? Avant, nous n’étions, aux yeux du monde, qu’un peuple comme les autres, ni plus, ni moins. Après : nous sommes, à nos propres yeux, un peuple supérieur. Supérieur à ce que nous nous imaginions. Avant, nous n’étions que la première des puissances non atomiques. Après : nous sommes la quatrième puissance atomique ! Avant : nos bons alliés américains refusaient de nous  communiquer leurs secrets. Après : à notre tour d’avoir des secrets. La, la, la ![1] »

Mais, si le Canard pouvait ainsi ironiser sur l’exception, c’est parce que le lien entre nucléaire et identité nationale était déjà très fort. Au point que, dans les années 1960, la controverse technopolitique entre les réacteurs graphite-gaz (dits « filière française ») et ceux à eau légère (dits « filière américaine ») devint une « guerre des filières » à l’échelle nationale. Quand la « filière américaine » remporta cette guerre en 1969, on la « francisa » rapidement. Une fois la qualité française retrouvée, on s’appuya sur l’orgueil de la quantité. La France devint nucléaire comme nul autre pays : certaines années, on atteignit un taux d’électricité nucléaire de 80 %.

Après la guerre, la France frôla à son tour la colonisation par l’empire américain [Kuisel, 1997 ; Ross, 1995]. La nation dut devenir nucléaire parce qu’elle ne put plus s’afficher comme coloniale. Le déclin de l’Empire signifiait que le rayonnement de la France devait dépasser la métaphore, pour s’inscrire désormais dans les rayonnements alpha, bêta, gamma.

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[1] Le Canard enchaîné, 17 février 1960.

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