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«Trente glorieuses» ou «Trente pollueuses»?

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Les « Trente Glorieuses ». Cette catégorie historique reprise à l’envie dans les discours médiatiques et les manuels d’histoire fonctionne comme un mythe. Mythe d’une voie unique et nécessaire de « modernisation » à la française et d’héroïques décideurs ayant fait les bons choix. Mythe d’une vie meilleure pour le plus grand nombre mesurée en terme quantitatif de biens d’équipements. Mythe d’une hexagonalité d’une croissance en réalité largement liée à un échange inégal avec le « tiers monde » et à un pillage des ressources naturelles limitées.

Mythe d’une temporalité de trois décennies de bien-être social alors que les orientations et technologies solidifiées après-guerre ont généré une empreinte sanitaire (amiante, pollutions…) et écologique (déchets et radiations nucléaires, changement climatique…) bien plus profonde et durable. Mythe, enfin, d’un large consensus autour de « la modernisation » allant du PCF au Gaullisme en passant par les chrétiens…

Extraits d’Une autre histoire des Trente Glorieuses : Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil

C’est aussi plusieurs dizaines de kilomètres au-dessus de nos poumons que certains polluants d’après-guerre agissaient et agissent encore. C’est le cas des radio-isotopes relâchés par les explosions des essais nucléaires atmosphériques qui circulaient sur des milliers de kilomètres avant de retomber, ou des chlorofluorocarbures (CFC), gaz impactant la couche d’ozone. Inventés dans les années 1930, les CFC séduisirent par leurs propriétés remarquables : ininflammables, facilement compressibles, et largement inertes chimiquement, ce qui les avait fait passer pour inoffensifs.

Après-guerre, ils furent alors produits en masse pour la réfrigération, en solvants pour l’industrie électronique, ou dans les bombes aérosols, qui colonisèrent les foyers comme symbole de propreté et de modernité à grands renforts de publicité, notamment pour les cosmétiques. On en retrouve bien sûr dans la cuisine des Harpel dans Mon oncle de Jacques Tati. De moins d’un million de bombes en 1954, les ventes annuelles montèrent à 123 millions en 1965 et 450 millions en 1974[1]. C’est alors qu’on découvrit que les gaz CFC causaient la destruction de la couche d’ozone, et il faudra attendre le protocole de Montréal en 1987 pour que la communauté internationale s’accorde à remplacer ces gaz par d’autres molécules.

Une autre catégorie majeure de gaz agissant à une échelle globale sur le système Terre concerne les gaz à effet de serre, dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d’azote et gaz fluorés. Dans les pays industrialisés, les émissions de ces gaz ont largement été le fait de la combustion de carburants fossiles, trait majeur de la révolution industrielle, mais qui connut une accélération brutale après 1945, le modèle étant alors les États-Unis, bien que sans commune mesure avec ces derniers[2] ; ce décalage fut considéré à partir des années 1990 comme un atout après avoir été considéré comme un retard à combler.

[image:2,s]La consommation totale primaire d’énergie tripla en passant de 58,3 millions de tonnes équivalent pétrole en 1950 à 183 millions en 1973 [INSEE 1990, p. 389]. La consommation de pétrole et gaz bondit de 4,47 mégatonnes en 1938 à 45,64 mégatonnes en 1966 et 91,19 mégatonnes en 1972 [Ministère de la Qualité de la Vie, 1974, p. 86]. La consommation de charbon, si elle chuta en poids relatif, ne s’écroula pas en valeur absolue (-25 % entre 1950 et le début des années 1970) et il faut parler d’addition énergétique plutôt que de transition.

Cette inflation énergétique, essentiellement en gaz et pétrole importés, fit chuter le taux de couverture énergétique d’environ 70 % en 1950 à 53,9 % en 1962 puis 22,5 % en 1973 [Ministère de la Qualité de la Vie, 1974, p. 81 ; INSEE, 1990, p. 389]. À cette dépendance économique s’ajoutait une poussée en flèche après 1945 des émissions françaises de gaz responsables d’un changement climatique global dont il commençait à être question, notamment autour de la discussion en France du « Rapport sur l’environnement » remis en 1965 au Président Johnson [Ternisien, 1971]. Mais le pétrole était bon marché et abondant et les émissions annuelles françaises de Co2 passèrent d’environ 165 mégatonnes en 1938 [Cornière, 1991, p. 17] à 262,4 mégatonnes en 1959, puis 517,1 mégatonnes en 1973[3] [CITEPA, 2012], soit 3 % des émissions mondiales (sans prise en compte des changements d’usage de la terre), pour moins de 2 % de la population mondiale. Il ne s’agit là que des émissions sur le territoire, qui ne prennent pas en compte les émissions induites à l’étranger à travers les produits d’importation consommés par les ménages et entreprises françaises (en 1990 ces émissions induites ajoutent 30 % aux émissions nationales).

Il convient aussi de prendre en compte les autres gaz à effet de serre comme le méthane, le protoxyde d’azote et les gaz fluorés, mais leur émission n’est comptabilisée que depuis 1990 (ils représentaient alors un tiers des émissions en équivalent Co2 ).

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[1] Données aimablement communiquées par Mathieu Baudrin à partir du dépouillement de la revueAerosol Report.

[2] En 1967 la France n’atteint que la moitié de la consommation états-unienne d’énergie pour chaque unité de PNB créée.

[3] Les données mondiales (et françaises) d’émission de carbone depuis 1750 sont compilées sur

le site du World Data Center for Atmospheric Trace Gases : <cdiac.ornl.gov/>.

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