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30 ans après, que reste-t-il de «la Marche des Beurs»?

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JOL Press : Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser le webdoc « Une marche, deux générations » ?
 

Ouafia Kheniche : Je travaillais sur la naissance et l’évolution de SOS Racisme, lorsque j’ai fait la rencontre d’Adil Jazouli, sociologue et fondateur de Banlieuscopie, qui m’a expliqué l’histoire de la marche pour l’égalité contre le racisme de 1983. Il m’a rappelé que beaucoup de gens associaient la « Marche des beurs » et SOS Racisme. L’idée du webdoc sur la marche a germé lorsque j’ai réalisé qu’elle n’avait rien à voir avec l’association, que les marcheurs n’étaient pas les fondateurs de SOS Racisme. Partant de ce constat, j’ai eu envie de faire quelque chose sur la marche en tant que telle, en prenant l’accroche des trente ans de l’événement. Je ne voulais pas faire quelque chose de commémoratif, mais plutôt voir en quoi cette marche avait marqué les esprits et si quelque chose avait changé depuis. Je me suis dit que la meilleure manière de faire n’était pas d’interroger des experts, des chercheurs ou des politiques, mais de voir concrètement, dans la vie d’individus, ce que cette marche avait pu modifier.  

JOL Press : Etait-ce important pour vous de confronter les deux générations ?
 

Ouafia Kheniche : Ce qui est paradoxal, c’est que les parents n’ont pas beaucoup parlé de la marche à leurs enfants. J’ai rencontré cinq familles pour le webdocumentaire, et chaque fois, j’ai fait raconter pour la première fois aux parents la marche devant leurs enfants. J’ai eu la chance d’assister à des moments denses, très émouvants et très rares. Presque tous les entretiens se sont terminés par une forme de remerciements de la part des parents pour avoir osé reparler de tout ça devant leurs enfants. 

JOL Press : Comment expliquer ce paradoxe ?
 

Ouafia Kheniche : Il y a plusieurs raisons… Certains m’ont expliqué qu’ils ne voulaient pas faire porter le poids de cet héritage à leurs enfants. D’autres souhaitaient que l’enfant soit émancipé, et ne pas leur faire porter la cause du « rebeu », ce que je comprends car nous ne sommes pas forcément le porte-drapeau ou le porte-parole. D’autres marcheurs ne se sont pas rendu compte de la portée qu’avait eue la marche de 83. Comme ce mouvement est tombé dans l’oubli, certains se sont demandés si cela avait vraiment servi à quelque chose. Ils ont été portés par leurs convictions sans se dire que cela allait rester dans l’histoire du pays. 

JOL Press : En se basant sur les témoignages que vous avez reçus, à quoi a servi la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 ?
 

Ouafia Kheniche : Les parents de marcheurs, les marcheurs eux-mêmes, et l’opinion publique, se sont rendu compte, une bonne fois pour toutes, que ces jeunes étaient des Français et que ces familles ne repartiraient pas. Pour les parents de marcheurs, c’est donc la fin du mythe du retour. Pour les jeunes eux-mêmes, c’est un moment où l’on se dit : «En fait, je suis Français. » L’opinion publique a pris conscience que la deuxième génération d’immigrés ne repartirait pas, que ces jeunes étaient les enfants de la République.   

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JOL Press : Trente ans après, que reste-t-il de cette marche pour l’égalité ?  
 

Ouafia Kheniche : Là aussi, il y a un autre paradoxe: c’est que d’un côté le racisme existe toujours, sous des formes diverses et variées, mais les enfants interviewés dans le webdoc disent tous : « Moi à titre personnel, pas tellement. » Ils regardent ça d’un œil extérieur, et quelque part, c’est une victoire. On peut prendre ça comme de l’individualisme ou en conclure qu’ils ne sont pas directement concernés.

Politiquement, il y a incontestablement un échec. L’histoire de cette marche, c’est l’histoire d’un malentendu, ou pire, d’une malhonnêteté de la part du Parti socialiste avec la fabrication, après, de SOS Racisme, avec à sa tête Harlem Désir, qui dirige aujourd’hui le PS. Les marcheurs et leurs revendications politiques ont été complètement écartés.

C’était une époque où les associations un peu « kermesses », folkloriques, ne dérangeaient pas, mais lorsque des associations politiques posaient des questions plus dérangeantes et plus compliquées, comme celle du droit de vote des étrangers, cela devenait problématique : on n’en voulait pas. En réalité, on n’en a jamais voulu.  A force de ne pas intégrer les immigrés au reste de la France, c’est devenu une revendication politique pour eux de se dire étrangers ou bien de se replier sur la question de la religion, comme un moyen de se défendre. 

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JOL Press: Trente ans après la marche, la vie dans les quartiers populaires a-t-elle évolué ? La marginalisation est-elle similaire? 
 

Ouafia Kheniche : Il y a un véritable problème autour du traitement social et politique des quartiers populaires. C’est évident. On pourrait faire le parallèle avec  la politique de la ville pendant trente ans : malheureusement, cela toujours été abordé de manière segmentée : on sépare l’architecture, de l’économie… Il n’y a pas de vision d’ensemble. Il faut que les services publics dans les quartiers soient les mêmes que dans n’importe quel autre quartier populaire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. 

JOL Press: D’après un sondage récemment publié par la Licra (ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), seulement 19 % des Français disent « avoir entendu parler » de cette marche pour l’égalité. Selon vous, est-ce important qu’il y ait des projets comme votre webdoc, ou comme le film La Marche, prochainement au cinéma, pour rappeler que ce mouvement a secoué la société française ?
 

Ouafia Kheniche : Je vais vous faire une confidence, c’est la première fois que je le dis : c’est Ouafia Kheniche qui a réalisé le webdoc pour France Info, c’est Nour-Eddine Zidane qui fait l’émission Interception sur la Marche sur France Inter, c’est un autre journaliste d’origine arabe qui a écrit un article sur le sujet pour le JDD… Je dois dire que je trouve ça un peu dommage : j’aurais bien aimé que ce soit des confrères avec des noms à consonances franco-françaises qui abordent le sujet. Il est temps que cette partie de l’histoire, ces revendications, ces débats qui ont traversé la société française –  et qui la traversent encore – soient la préoccupation du plus grand nombre. Cet épisode de l’histoire fait partie de notre histoire, c’est donc à tout le monde de s’en emparer. 

Propos recueillis par Louise Michel D.

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