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Ceuta, prison à ciel ouvert pour des milliers de migrants

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JOL Press : Que vouliez-vous montrer ou dénoncer à travers votre film « Ceuta, douce prison » ?
 

Jonathan Millet : Nous sommes d’abord partis à Ceuta avec le projet d’écrire un film sur les frontières. L’idée était de raconter à travers un petit territoire – parce que Ceuta est vraiment une minuscule enclave espagnole au Maroc – le monde tel qu’il est, de montrer toutes les inégalités.

Nous nous sommes rendus compte sur place que Ceuta n’était pas la frontière entre le Maroc et l’Espagne, mais entre le Nord et le Sud, et que ce petit îlot symbolisait bien toutes les inégalités qu’il pouvait y avoir entre les pays du Nord et les pays du Sud ; en l’occurrence : un immense mur qui permet de se barricader, qui ferme cette sorte de prison à ciel ouvert qui garde les migrants pendant des années. Ce qui nous intéressait vraiment avec ce film c’était de raconter, et ensuite que chaque spectateur puisse se faire son idée.

Nous pensons également que ce qui se passe à Ceuta est très peu relaté, que ce soit dans des films, livres ou à la télévision. C’est aussi cela qui nous a donné envie d’en parler, cette absence d’images et de médiatisation du quotidien de ces milliers de migrants qui sont gardés des années durant dans cette enclave.

JOL Press : D’où viennent principalement les migrants qui arrivent à Ceuta ?
 

Jonathan Millet : C’est vraiment en fonction des actualités des pays en question. Quand nous y sommes allés en 2011, il y avait un grand mouvement migratoire qui venait du Cameroun et de la Côte d’Ivoire, suite aux troubles en Côte d’Ivoire deux ans avant.

Il faut savoir que les routes de migrations sont extrêmement longues. Les répercussions et les conséquences des événements de ces pays arrivent donc plusieurs années après aux frontières de l’Europe.

Par exemple, les Ivoiriens partis suite aux événements en Côte d’Ivoire ont mis un an ou un an et demi à arriver à Ceuta. Nous avons vu beaucoup de Camerounais,qui se dirigeaient vers la Libye, qui est une autre route de migration importante, et qui y sont arrivés au moment du printemps arabe. Ils ont donc fait un détour, sont passés par l’Algérie, et sont finalement arrivés à Ceuta. Mais nous avons aussi rencontré des Indiens, des Pakistanais, un Birman, un Cubain… C’est vraiment un carrefour de nombreuses routes migratoires.

JOL Press : Quel est le statut des migrants, une fois arrivés à Ceuta ?
 

Jonathan Millet : C’est un statut qui n’a pas vraiment de nom : ils sont en attente. L’idée, c’est qu’une fois qu’ils sont arrêtés, ils sont placés dans un centre de rétention. C’est un centre qui est ouvert, puisque toute l’enclave de Ceuta est une « prison ». Ils peuvent donc circuler et aller où bon leur semble, mais ils ne peuvent pas sortir de Ceuta. D’un côté il y a le mur, de l’autre la mer.

Leur statut, c’est qu’ils attendent qu’on leur en donne un. 95% des migrants qui sont sur place seront renvoyés dans leur pays, mais cela peut prendre parfois 4, 5 ou 6 ans avant que le verdict ne tombe et les amène en Espagne dans un vrai centre de rétention où ils seront ensuite renvoyés chez eux. La plupart de ces migrants ne savent pas bien ce qu’ils font là, et ne savent pas bien ce qu’ils attendent. Et comme personne ne parle ni anglais ni français, ils sont dans une désinformation absolument totale qui rend leur attente pénible et douloureuse.

Cette idée de ne pas savoir de quoi sera fait leur lendemain est une angoisse sourde et terrible qui les affecte moralement. On sent qu’ils sont complètement las et ne sont plus aptes à faire quoi que ce soit. Ceux qui sont là depuis plus de trois ans passent leurs journées enfermés dans les chambres du centre à attendre d’être renvoyés chez eux.

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JOL Press : Certains migrants pensent-ils à retourner chez eux lorsqu’ils prennent conscience de ce qui les attend à Ceuta ?
 

Jonathan Millet : Le souci, c’est qu’à partir du moment où ils sont arrivés à Ceuta, même s’ils voulaient rentrer chez eux, ils ne pourraient pas le faire eux-mêmes parce qu’on ne leur permet pas de repartir dans l’autre sens.

Ensuite, rentrer chez soi pose d’autres problèmes lourds. Certains ont fui des situations politiques extrêmes, d’autres ont aussi toute leur famille qui compte sur eux et l’idée du retour n’est pas envisageable. A Ceuta, ils racontent à leur famille qu’ils ne savent pas bien ce qu’ils vont faire, qu’ils verront sur place, mais cette idée du retour chez soi représente un tel échec, une telle honte, que la plupart d’entre eux n’osent même pas l’envisager.

De toute façon, ils savent tous qu’ils risquent très clairement leur vie sur les routes migratoires, ils ont tous vu énormément de morts, notamment dans le désert en Algérie. Et ils ont tous conscience d’avoir mis entre parenthèse leur vie pour atteindre une vie meilleure plus tard, et pour pouvoir aider ensuite leur famille et leurs enfants.

JOL Press : Y a-t-il un élan de solidarité entre les migrants ?
 

Jonathan Millet : Oui. Autant sur les routes migratoires il y a plutôt une solidarité par communautés, autant dans Ceuta il y a vraiment l’idée qu’ils sont ensemble contre le reste du monde. Et l’ennemi est très clair : ce sont les policiers, les gardiens du centre, les garde-frontières et les militaires, très nombreux à Ceuta. Nous avons donc assisté à des scènes très fortes où tous ces migrants de nationalités et de langues différentes – autour de 8 200 quand nous étions sur place – s’entraident, notamment pour accueillir au mieux les néo-arrivants.

Ceux qui arrivent dans Ceuta arrivent par des petits bateaux gonflables, de piscine, qu’ils mettent dans la mer assez loin depuis les plages marocaines, en se laissant porter par le courant. Au bout d’une quinzaine ou une vingtaine d’heures, ils arrivent complètement déshydratés, desséchés, dans des conditions terribles. Ils sont toujours accueillis par d’autres migrants, quelle que soit leur nationalité. C’est une solidarité qui me semble presque carcérale.

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JOL Press : Arrivent-ils à Ceuta avec l’aide de passeurs ?
 

Jonathan Millet : Non. Ce que nous avons observé à Ceuta, ce sont par exemple des migrants qui arrivent du Cameroun, en passant par le Nigeria, le Niger, l’Algérie et le Maroc.

La plupart sont partis avec assez peu d’argent, et donc ne paient pas vraiment des passeurs comme on l’entend au sens européen du terme, mais plutôt une personne pour les aider à franchir à chaque fois un barrage de police ou une frontière.

Ces passeurs sont généralement des gens qui ont vécu la migration avant eux, ont échoué, et ne peuvent pas rentrer chez eux car ils ont honte d’avoir échoué. Ce sont donc plutôt des « fixeurs », mais il n’y a pas de réseaux de passeurs au sens large. Arrivés au Maroc, ils se cachent dans les forêts qui sont proches de la mer, ils se rassemblent par « convois » de huit personnes environ, et se cotisent pour acheter un petit bateau de piscine qu’ils mettent eux-mêmes à la mer.

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JOL Press : Que pensent les habitants de Ceuta des migrants qui arrivent chez eux ?

Jonathan Millet : Cela se passe assez mal. Il y a environ 70 000 habitants à Ceuta, ce qui est très peu. Et de par la zone géographique où ils sont, ces habitants sont très repliés sur eux-mêmes. Pour les migrants, il y a au mieux de l’indifférence et au pire des insultes, des actes racistes assez forts, et un vote assez extrême sur place. On sent vraiment une animosité marquée à leur égard.

Les Marocains qui vivent à Ceuta sont les seuls qui aident un peu les migrants, notamment ceux qui essaient de travailler au noir, en nettoyant des voitures sur des parkings par exemple, ou en portant des courses au supermarché. Ce sont surtout les Espagnols âgés qui ont beaucoup d’animosité envers les migrants, car il y a toute une histoire de nationalisme et de repli de ce petit territoire face à l’Afrique. L’ambiance générale à Ceuta n’est donc pas à l’accueil des étrangers.

JOL Press : Que font les autorités de la ville face à l’arrivée de migrants ?
 

Jonathan Millet : Lorsque les bateaux gonflables n’arrivent pas au port mais dérivent, la Croix Rouge va les chercher dans les eaux espagnoles, pour les ramener à bon port. Une fois qu’ils sont arrivés, ils doivent s’immatriculer auprès de la police qui prend leur nom et leur nationalité, et ensuite ils sont inscrits au CETI, le centre temporaire pour les migrants sur place, sorte de centre de rétention ouvert. Ensuite, on leur propose des chambres surpeuplées (10 par chambre de 9 mètres carrés).

De nombreux migrants s’installent dans les bois alentours, pêchent un peu et essaient de gagner de l’argent comme ils le peuvent en attendant un jour le verdict qui les enverra en Espagne, dans des centres fermés et à partir desquels le gouvernement espagnol les renverra chez eux.

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JOL Press : Quelles sont les politiques communes prises par les autorités espagnoles et marocaines pour lutter contre cet afflux de migrants ?
 

Jonathan Millet : Plus qu’avec l’Espagne, c’est avec l’Europe que le Maroc s’entretient. Les pays européens ont demandé aux pays adjacents de les aider dans la lutte contre l’immigration et ont conclu des accords de voisinage. L’idée, c’est que le Maroc doit ralentir au maximum le flux des migrants. Soit il les arrête sur le territoire marocain et les refoule en Algérie ou au Mali dans le désert, soit il les envoie en prison, pour rendre cette immigration aussi dure et pénible que possible.

Nous avons entendu des récits terribles de nombreux migrants passés par des prisons marocaines. Sur les plages marocaines, il y a de nombreux garde-frontières qui essaient d’arrêter les migrants. Au moment où nous y étions, la rumeur était même que le Maroc payait des sans-abris marocains pour crever les bateaux gonflables des migrants… Tout était fait pour freiner au maximum ces routes migratoires.

JOL Press : Pourquoi Ceuta est-elle une « douce » prison ?
 

Jonathan Millet : Les premiers migrants que nous avons rencontrés sur place étaient des migrants indiens, qui nous disaient qu’ils avaient énormément de peine à raconter à leur famille où ils se trouvaient. Parce qu’ils sont sur le territoire espagnol, dans cette station balnéaire où il fait extrêmement beau, où il y a des plages, des magasins et des jolies filles. Ils envoyaient des photos de tout cela à leur famille. Et en même temps, c’est une prison. Il y a donc un contraste terrible, et c’est pour beaucoup de migrants la seule vision d’Europe qu’ils auront.

Ce qui est terrible pour eux, c’est qu’ils n’arrivent pas à raconter ce qu’ils vivent, et qu’ils prennent conscience qu’ils sont toujours sur le territoire africain.

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JOL Press : Le drame de Lampedusa peut-il apporter un éclairage nouveau ou du moins un coup de projecteur sur la situation de Ceuta ?
 

Jonathan Millet : Dans le cas de Lampedusa, on a surtout parlé de l’émotion, mais je n’ai pas eu l’impression que l’on prenne le problème à bras le corps ou que l’on analyse vraiment sur le fond tout cela. Car ce n’est pas un problème spécifique à Lampedusa mais plus global de l’Europe et de toutes ses portes d’entrée. Même si je suis optimiste, c’est aussi pour cela que l’on a fait ce documentaire, pour pousser à la réflexion, ouvrir le débat. L’actualité sur Lampedusa nous donne raison : on entend beaucoup parler de chiffres et de nombres de migrants.

Nous, nous avons surtout souhaité donner des prénoms, des identités, une capacité pour le spectateur de s’identifier à ces migrants qui nous ressemblent.

La plupart de ceux que nous avons rencontrés ont en effet le même âge que nous, écoutent la même musique que nous, ont des références communes. Avant de parler de « 300 Camerounais » ou de « 25% de Somaliens », nous avions envie de raconter que chaque migrant est un personnage fort avec une histoire dure, et que s’ils sont sur ces routes de migration, c’est avant tout parce que des événements extrêmes les ont poussés. On ne part pas sur les routes migratoires par plaisir ou par naïveté.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jonathan Millet est réalisateur du documentaire Ceuta, douce prison avec Loïc H. Rechi. C’est son premier long métrage documentaire. Il tourne et écrit d’autres projets, sur les frontières et sur les Forums Sociaux notamment. Il réalise également des courts métrages de fiction, visibles en festivals.

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