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Chefs des chefs: Les cuisines du pouvoir

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JOL PRESS : Qui sont les Chefs des chefs d’Etat ?
 

Christian Roudaut : Premièrement, ce sont d’abord des excellents cuisiniers. Des cordons bleus aux nerfs d’acier. Etre cuisinier est, par nature, un métier stressant synonyme de sueurs froides aux fourneaux. Mais être Chef de chef d’Etat l’est quatre fois plus ! C’est tout le poids de l’Etat qui repose sur la toque du chef-cuisinier. A chaque réception officielle, se joue l’honneur national, d’autant plus en France, où la gastronomie a été inscrite au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco en 2010.

Ils n’ont aucun droit à l’erreur. Dans un restaurant étoilé, vous aurez toujours la possibilité, en cas de problème en cuisine, de faire patienter le client, de lui offrir une coupe de champagne. Dans les palais officiels, non. Les chefs d’Etat connaissent un emploi du temps trop chargé pour autoriser toute perte de temps.

Une autre caractéristique de ces chefs-cuisiniers : ce sont majoritairement des hommes. La brigade de l’Elysée est même 100% masculine car les cuisines ne sont tout simplement pas adaptées à la parité : pas de vestiaires, de douches, ni de toilettes pour femmes. Une situation, qui vous en conviendrez, pourrait évoluer facilement avec un peu de bonne volonté. Cela remonte au veto posé par Bernadette Chirac : « Vous savez ce que c’est, dès l’instant où il y a une femme en cuisine, en général ça fait toujours des histoires. Tant que je serai ici, il n’y aura pas de femmes dans la brigade ». Aujourd’hui, alors que les chefs féminines sont de plus en plus nombreuses et, que le gouvernement appelle à la parité dans tous les secteurs, il faudrait que la cuisine de la première table du pays évolue.

JOL PRESS : A quels contrôles de sécurité sont soumises les cuisines des palais officiels ?
 

Christian Roudaut : Les chefs cuisiniers sont d’abord triés sur le volet. On n’entre pas dans un palais officiel comme dans un moulin. Ils sont soumis à plusieurs contrôles de sécurité, allant de l’étude de leur casier judiciaire, à une scrupuleuse enquête sur leur personnalité. Qu’on le veuille ou non, il s’agit d’un poste très sensible et on ne peut pas se permettre d’employer des personnes qui ne seraient pas au-dessus de tout soupçon.

Cela s’explique pour plusieurs raisons, le risque de l’empoisonnement en tête. C’est au Kremlin, je pense, que les contrôles sont les plus tatillons. La table présidentielle est recouverte d’un film plastique afin qu’aucune main malicieuse ne puisse verser un produit toxique, et les ingrédients sont étudiés sur toutes les coutures au laboratoire avant chaque banquet. Le chef cuisinier est également amené à être proche du chef d’Etat, et doit donc obéir à un certain devoir de réserve, pour protéger son intimité. Par ailleurs, il est dépositaire d’informations sensibles. Un seul exemple : dès 1981, la brigade des cuisines de l’Elysée était au courant de la maladie de François Mitterrand, puisque le président de la République devait respecter un régime alimentaire.

Et lorsque les chefs d’Etat se déplacent à l’étranger, les cuisines du pays hôte sont placées sous hautes surveillance. Les services secrets américains sont réputés pour être les plus sourcilleux en termes de sécurité. Lors du sommet du G20 à Cannes en 2011, un agent de la sécurité présidentielle avait exigé de choisir lui-même la boule de pain qui serait destinée à Barack Obama… La confiance ne règne pas vraiment. Rebelote lors d’une rencontre bilatérale Sarkozy-Medvedev  à Evian en 2008, où un agent russe avait exigé d’ouvrir lui-même les bouteilles. Il faut néanmoins faire un sort au mythe des gouteurs : il n’existe plus vraiment sauf dans certains Etats africains ou sous certaines dictatures.

JOL PRESS : Quel est le pouvoir de la table lors des rencontres diplomatiques ?
 

[image:2,s] Christian Roudaut : Les chefs des palais officiels sont par nature assez modestes, et par conséquent, ils ne vous diront jamais que c’est grâce à eux que tel accord commercial ou tel traité international  a été signé. En revanche, il est un maillon indispensable de la chaine protocolaire, huilant les rouages diplomatiques. « Un bon repas aide à détendre l’atmosphère » confirme le chef-cuisinier israélien Shalom Kadosh.

A chaque visite de la chancelière allemande Angela Merkel à l’Elysée, le président Nicolas Sarkozy souhaitait la chouchouter. Alors qu’il avait fait disparaitre le fromage des menus pour gagner du temps, il demandait au personnel de « ne pas oublier le plateau fromage pour Angela ».  Par ailleurs, il existe aux Etats-Unis, l’unité Culinary Diplomacy au sein du Département d’Etat – ministère américain des affaires étrangères -, chargée de mettre sur orbite les plus grands cuisiniers nationaux lorsque les Américains reçoivent les plus grands de ce monde.

N’oublions pas que la « gastro-diplomatie » ne date pas d’hier. Déjà sous Louis XIV, les hommes politiques envisageaient la gastronomie comme arme diplomatique. De cette époque provient la célèbre maxime de Bossuet : « C’est à table que l’on gouverne ! ».

JOL PRESS : Quelle est la place de la gastronomie française aujourd’hui dans les assiettes des chefs d’Etat ?
 

Christian Roudaut : Il y a aujourd’hui une tendance très nette à vouloir faire en sorte que ce soit un cuisinier du cru qui serve la première table du pays. Sur les vingt-deux membres du Club des Chefs des Chefs, réunis l’été dernier à Washington, seulement deux n’étaient pas des cuisiniers nationaux. La cuisine et la table de n’importe quel chef d’Etat est devenu la vitrine de la gastronomie nationale. Hilary Clinton a ainsi remplacé le chef français Pierre Chambrin par le cuisinier made in America, Walter Scheib.

Néanmoins tous les chefs vous diront que la cuisine française reste la référence, avec en tête, les livres d’Escoffier. Cristeta Comerford, la patronne des cuisines de la Maison Blanche, explique parfaitement la réunion de la cuisine française et celle « made in » : « C’est comme le jazz, nous le jouons, nous l’improvisons… Mais il faut connaitre les bases, le message, les techniques pour ensuite y incorporer son propre style ».

« La cuisine n’a plus de nationalité aujourd’hui. C’est un métier de générosité et de partage. La connaissance est accessible à tous », nous a déclaré le chef Alain Ducasse, loin de tenir un discours défensif sur le sujet. D’autant plus, qu’il assure que la french touch est toujours bien présente dans les cuisines du pouvoir. 

JOL PRESS : Les cuisines des palais officiels doivent-elles se soumettre à des restrictions budgétaires, en période de crise économique ?
 

Christian Roudaut : Soyons clair, ce n’est pas en réduisant les budgets de frais de bouche que la France, les Etats-Unis, ou encore le Royaume-Uni, résorberont leurs déficits. C’est moins la question de faire des économies, que celle de l’image que les chefs d’Etat veulent véhiculer d’eux. Ils ne veulent pas en effet donner l’impression d’engloutir des bouchées de caviar, de truffes, et de foie gras, alors que tout le monde se serre la ceinture. C’est une tendance clairement observée dans tous les palais officiels des pays en crise.

A l’Elysée, il y a une hyper sensibilité sur ce sujet. En mai dernier, le palais présidentiel a même vendu mille deux cents bouteilles aux enchères, soit 10% de la cave créée par Vincent Auriol en 1947. Une présidence « normale » implique une cuisine « normale ». François Hollande tranche avec la gastro-communication de son prédécesseur socialiste. François Mitterrand, amateur de caviar, symbolisait parfaitement l’expression « la gauche caviar ».  

Mon coauteur Gilles Bragard est très sensible sur cette question. Selon lui, la première table du pays doit être la vitrine de la gastronomie française. Il ne faut pas oublier qu’elle constitue également une formidable caisse de résonnance pour les producteurs nationaux. Supprimer le homard breton, la truffe du Périgord ou le caviar d’Aquitaine les prive de cette visibilité.    

JOL PRESS : Existe-il des invités « à part » que les chefs-cuisiniers aiment particulièrement recevoir ?
 

Christian Roudaut : Au premier abord, tous les chefs vous diront que toutes les têtes présidentielles et royales sont égales. Mais, il va sans dire que préparer le diner de Barack Obama ou de Vladimir Poutine n’est pas chose courante.

Au fur et à mesure de nos entretiens, Gilles Bragard et moi-même, nous sommes rendus compte que  la Reine d’Angleterre, Elizabeth II, restait le personnage que les chefs cuisiniers souhaitent le plus impressionner. Sa personnalité mystérieuse et sa longévité fascinent. Nous avons d’ailleurs récolté une anecdote assez croustillante à son sujet, narrée par le chef de la brigade Joël Normand, sous Jacques Chirac. Alors que la France devait recevoir la reine pour célébrer le centenaire de l’Entente Cordiale entre nos deux pays, en 2004, notre Bernie nationale, afin d’éviter tout impair diplomatique, a organisé une répétition du dîner, elle jouant le rôle d’Elizabeth II, et le président, le prince Philip, duc d’Edimbourg.

Propos recueillis par Carole Sauvage pour Jol Press

Chefs des chefs, Gilles Bragard et Christian Roudaut. Editions du Moment. 17,95 euros

Christian Roudaut est journaliste-écrivain. Il est notamment l’auteur de Ils sont fous ces anglais, aux Editions de Moment (2012). Il  collabore à M, le magazine du Monde, et à Arte. Ancien reporter politique à Paris, il a été correspondant à Londres pendant douze ans.

Gilles Bragard reconnu comme le couturier des cuisiniers, côtoie les grandes toques de la planète. Fondateur du Club des Chefs des Chefs, qui réunit la plupart des chefs-cuisiniers des chancelleries à travers le monde, il est un observateur très avisé de la gastronomie du pouvoir.

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