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Dans le secret du Conseil des ministres: Bérengère Bonte raconte

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Bérengère Bonte a interrogé une cinquantaine de témoins directs, présidents, Premiers ministres, ministres ou secrétaires généraux, qui ont opéré depuis 1958. Ils lui ont raconté leur Conseil. La journaliste d’Europe 1 en fait une série documentaire en trois parties, avec Ella Cefontaine, et un livre – dont l’édition est actualisée et augmentée par les témoignages de François Hollande et Jean-Marc Ayrault en particulier.

Elle a accepté de répondre aux questions de JOL Press. Entretien. 

JOL Press : Quels sont les éléments caractéristiques et persistants des Conseils des ministres sous la Ve République ?

 

Bérengère Bonte : Le formalisme. On a beau le savoir, l’aspect le plus frappant reste indéniablement le formalisme. C’est-à-dire que c’est un moment central dans la vie politique et le fonctionnement de la machine gouvernementale, parce qu’il ne se passe rien qui ne soit validé en Conseil des ministres et que le cours parlementaire des textes passe par là, tout comme passent par-là les nominations aux plus hautes fonctions de l’État.

Cet aspect technique s’accompagne d’un formalisme qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer… Tout est évidemment arbitré avant et il y a un ordre du jour dont on ne sort pas. A peine si, parfois, l’actualité s’y invite par petites touches – et certainement pas à l’initiative d’un ministre, ni même du Premier ministre. Le président a la main, tout le temps.

De plus, c’est véritablement un moment qui réinstalle, chaque mercredi, le chef de l’État dans ses fonctions, son statut. Il y a le côté très anecdotique de l’huissier en queue-de-pie qui aboie « Monsieur le président de la République » alors que tous les ministres sont au garde-à-vous depuis un quart d’heure autour de la table, à attendre, et il entre comme un souverain. Mais son rôle central est très frappant sur le fait qu’il établit l’ordre du jour, qu’il donne la parole, qu’il distribue ou pas, selon le style du président, des bons points ou des coups sur la tête, façon Sarkozy, et la même chose en plus soft façon Hollande…

Ce qui est très impressionnant, c’est la trouille qu’ils ont tous du président, avec lequel ils ont pourtant mené parfois des campagnes acharnées. C’est très étonnant. Que ce soit en 2012 ou en 1981, par exemple, les deux présidents socialistes arrivent pour changer les choses, « changer la vie » pour François Mitterrand, et, à l’instant où ils pénètrent dans le salon Murat, il n’est plus question de changer quoi que ce soit dans l’orchestration du Conseil et on revient à un profond formalisme. Tous s’expriment d’une certaine manière, aucun n’ose contredire le président… Alors qu’ils sont à huis clos, que ce n’est pas enregistré, ni filmé, que ce n’est pas – officiellement – pris en note, hormis par les deux secrétaires généraux, un tel formalisme est stupéfiant.

JOL Press : A plusieurs reprises dans votre ouvrage, vous évoquez la « présidentialisation » et, à l’instant, vous venez de prononcer le mot « souverain ». Ce qui est mis en scène au Conseil des ministres, c’est une présidence quasi monarchique telle que l’a réinventée la Ve République, n’est-ce pas ?

 

Bérengère Bonte : Oui, le Conseil symbolise très fortement cet aspect de nos institutions. Notre premier film s’appelle « Le fauteuil du Roi » et le second « La cour du Roi », ce n’est pas par hasard… Il y a le rôle octroyé par les institutions, le style redéfini par chaque président en fonction de sa personnalité, et puis il y a ce que cela génère chez les autres de flagornerie, de trouille, de calcul. Par exemple, certains ministres dosent leurs interventions d’une semaine sur l’autre toujours en gardant à l’esprit ce que le président va bien pouvoir penser, ce que cela va entraîner par la suite. Car le président de la République reste un chef de majorité, maître du destin de ses troupes et conscient des enjeux politiques. L’avancement de chacun, la préparation des campagnes à venir se jouent aussi lors de ces réunions hebdomadaires.

JOL Press : La France n’est évidemment pas le seul pays où se tiennent des conseils des ministres. Pourtant, le modèle français semble unique…

 

Bérengère Bonte : Aux États-Unis, ils sont quatre à ces réunions qui sont vraiment des réunions de travail et de débat. C’est vraiment un choix qui a été fait, en France, de réunir tout le monde, mais quand ils sont 40 ou 35, cela change la donne. Et la prééminence institutionnelle du président de la République ne favorise pas le débat.

Nicolas Sarkozy a tenté de rajouter une partie « débat » dans cette organisation quasi figée depuis de Gaulle, mais elle n’a pratiquement jamais eu lieu. Il y avait toujours quatre pochettes dans le dossier du Conseil des ministres, mais la quatrième pochette a pratiquement toujours été vide. Et puis, quand elle avait été remplie, qu’un ministre s’était vu confier la tâche de lancer un débat, dans les faits, il s’agissait d’un monologue du président.

JOL Press : Dans ces conditions, est-ce correct de prétendre que le Conseil des ministres est un organe de délibération ? Et, en plus, il n’y a pas de vote…

 

Bérengère Bonte : Non, ce n’est pas un lieu de délibération. L’adoption des textes se fait par non-contestation. François Hollande le dit très bien dans le film – et je le reprends dans le livre… Au moment de l’adoption du pacte budgétaire européen, qui avait donné lieu à l’adoption d’une motion « contre » chez les Verts, personne n’a émis la moindre contestation en Conseil des ministres. Donc, dès cet instant-là, tout le monde devait être solidaire.

Ce n’est pas, dans les faits, le lieu officiel pour discuter, mais cela reste le lieu officiel du débat – et il n’y en a pas d’autres. Les réunions en interministériel n’ont pas la force d’un Conseil des ministres au regard de la loi.

JOL Press : Depuis les débuts de la Ve République, y a-t-il des exemples de ministres qui ont osé exprimer un point de vue discordant en Conseil des ministres ?
 

Bérengère Bonte : Il y a de nombreux « micro-moments » de désaccord.

Ainsi, il y a les célèbres désaccords de Jean-Pierre Chevènement qui, avant ses trois démissions du gouvernement, l’a annoncé publiquement. Il n’ignorait pas que cela n’aurait pas la moindre portée, mais souhaitait que le procès-verbal garde la trace de la nuance qu’il avait exprimée.

François Bayrou raconte s’être distingué lors d’un débat sur le service militaire – et sa suppression – au début du premier mandat de Jacques Chirac. Et il s’est fait rabrouer vertement dans la foulée.

Et puis, il y a ce Conseil mémorable sur les nationalisations en 1981 et la question de savoir s’il faut nationaliser à 100 % ou à 51 %. C’est la seule fois où François Mitterrand tente un tour de table et s’expose donc à des avis contraires… Une minute trente ou deux minutes de silence, personne n’ose contredire la ligne officielle – la nationalisation à 100 %. Michel Rocard finit par lever la main et prend la parole pour un quart d’heure-vingt minutes. Il expose tous ses arguments contre, et cela libère la parole. Plusieurs ministres, parmi lesquels Robert Badinter, Claude Cheysson, s’engouffrent dans la brèche. François Mitterrand finit par clore les discussions en disant que c’était fort intéressant et que cela honore le débat démocratique. Et il nationalise à 100 % comme il l’avait déjà décidé…

Une autre anecdote encore, sous de Gaulle, à l’occasion de la sortie de l’OTAN. Le président organise un tour de table en disant qu’il peut entendre le désaccord des ministres, mais qu’il en tirera toutes les conséquences. Silence total. Ce silence est rompu par Edgar Faure qui lève la main… Les ministres pensent qu’il va annoncer qu’il démissionne, mais, contre toute attente, il remercie le général de Gaulle au nom de tous les présidents du Conseil de la IVe République – dont il a été – qui ont connu l’humiliation d’aller quémander à Washington l’aide de l’OTAN.

Dans l’ensemble, les contestations sont très rares.

JOL Press : En quoi les Conseil des ministres étaient-ils différents au cours des trois périodes de cohabitation ?
 

Bérengère Bonte : Cela change évidemment toute la donne puisque, au regard des institutions, le président reste le pilote, alors que la politique du gouvernement est conduite par Matignon.

Certes, le président dispose de quelques instruments pour ennuyer le gouvernement et peut toujours rappeler qu’il reste chef de l’État, mais c’est assez marginal. C’est l’Élysée qui détermine l’ordre du jour – ainsi, entre 1997 et 2002, Jacques Chirac a-t-il fait traîner l’inscription à l’ordre du jour du texte sur les 35 heures ainsi qu’un texte sur la Corse. En 1986 déjà, François Mitterrand avait refusé les ordonnances de Jacques Chirac sur les privatisations ou la carte électorale. Mais, au final, le gouvernement met en place ce qu’il veut mettre en place…

On est plus dans le jeu, dans une démarche théâtrale. Jacques Chirac gesticulait beaucoup pendant les Conseils face à Lionel Jospin, Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Élysée, se levait ostensiblement et venait lui apporter des notes. Cela crée une atmosphère particulière dans une réunion aussi formelle.

Parfois aussi, des alliances « contre nature » se sont formées. François Mitterrand aimait soutenir un ministre contre un autre pour contrarier Jacques Chirac ou Édouard Balladur. Mais on est dans le jeu politique plus que tout.

JOL Press : Vos interlocuteurs vous ont-ils donné le sentiment qu’une modernisation du mode de fonctionnement du Conseil des ministres était nécessaire ?
 

Bérengère Bonte : Ils ont surtout envie qu’on ne touche à rien. Même s’ils passent leur temps à critiquer.

Je leur ai posé la question de savoir s’il fallait, éventuellement, supprimer le Conseil des ministres. Mais ils y sont trop attachés, c’est le summum de leur carrière.

Dominique de Villepin avait, par exemple, suggéré de filmer les réunions. Cela me semble une très mauvaise idée car il n’y a qu’à voir ce que sont devenues les questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le mardi et le mercredi, pour se rendre compte que cela fausserait tout. Même si ce n’était que pour l’Histoire…

Une piste, très secondaire, serait d’y interdire les portables qui désormais perturbent pas mal le déroulement des séances. Mais cela ne va pas beaucoup plus loin.

Deux présidents, Valéry Giscard d’Estaing en 1974 et Nicolas Sarkozy en 2007, ont tenté de changer le déroulement du Conseil des ministres, en créant un peu de débat mais cela n’a pas marché et ils y ont vite renoncé.

Une piste sérieuse consisterait sans doute à réduire la taille du gouvernement – par souci d’économies et au nom du débat. L’objectif est affiché à chaque début de mandat et, là aussi, on en revient, car il y a trop de gens à satisfaire et les gouvernements restent pléthoriques.

JOL Press : En guise de conclusion… Vous a-t-il été facile de faire rompre à tous ces élus la promesse tacite de confidentialité qui entoure le Conseil des ministres ?
 

Bérengère Bonte : Avec ceux qui ont accepté, oui. Quelques-uns ont refusé – parmi lesquels certains dont on connaît leur appétence pour les médias -, comme Jean-Louis Borloo ou Martin Hirsch.

Cela a donné à ceux qui ont parlé une occasion de choisir les bons moments de leurs participations et de se mettre en valeur. C’est pour cette raison aussi que j’ai beaucoup travaillé avec les Archives nationales pour vérifier ces interprétations souvent très avantageuses…

JOL Press : Certains en ont profité pour régler quelques comptes…

 

Bérengère Bonte : Oui, c’était d’ailleurs assez rigolo. Le récit de Michel Rocard était ainsi truffé d’allusions, de petites piques très savoureuses – sur Laurent Fabius, Jacques Delors et bien sûr François Mitterrand.

Ils sont ou ont été ministres mais restent tous des êtres humains…

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press.

* Bérengère Bonte est journaliste à Europe 1 depuis 1998. Elle est l’auteure de Sain Nicolas, première biographie de Nicolas Hulot aux Éditions du Moment en 2010. La première édition de Dans le secret du Conseil des Ministres a reçu le prix du JOurnal du Centre au salon du livre de Cosne-sur-Loire en mai 2012.

* Dans le secret du Conseil des Ministres, la série documentaire sur France 5.

Le Fauteuil du roi, dimanche 13 octobre à 22 heures

La Cour du roi, le 20 octobre

Les Grandes Heures, le 27 octobre 

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