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«En Libye, le chaos et l’insécurité poussent les réfugiés à partir»

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JOL Press : Quelle était la politique migratoire pendant l’ère Kadhafi en Libye ? Le pays était-il plutôt un pays d’accueil ou de transit ?
 

Delphine Perrin : La politique migratoire de Kadhafi a varié dans le temps, mais la Libye était, à la mort de Kadhafi et depuis plus de 50 ans – depuis l’exploitation de ses gisements d’hydrocarbure -, un Etat d’accueil de migrants, principalement du fait des opportunités de travail qu’on pouvait y trouver. Elle était donc un Etat d’immigration pour un grand nombre d’étrangers venant de son voisinage (Egypte, Tunisie, Tchad, Soudan, Niger) ou de plus loin (Afrique de l’Ouest, Europe de l’Est, Asie du Sud-Est). Le marché du travail y était ouvert et facilement accessible, mais une grande partie des étrangers travaillait et séjournait de manière informelle. Ils ne bénéficiaient d’aucune garantie, ni protection – principalement contre l’emprisonnement ou l’expulsion.

Une partie des étrangers sur le territoire libyen, singulièrement des Somaliens, des Erythréens mais aussi d’autres nationalités, revêtait toutes les caractéristiques des réfugiés dans la mesure où ils ne pouvaient rentrer dans leur pays d’origine et recherchaient un refuge, un lieu où ils pourraient vivre d’une manière à peu près acceptable. Peu étaient enregistrés auprès du HCR [le Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés], qui n’était que toléré sur le territoire, et la plupart étaient des réfugiés de facto, la Libye ne reconnaissant pas le statut de réfugié et n’étant pas partie à la Convention de Genève de 1951.

JOL Press : Quelle incidence a eu la chute de Kadhafi sur les migrations vers l’Europe ?
 

Delphine Perrin : Depuis la guerre en Libye et la chute de Kadhafi, le pays est dans le chaos. Des milliers d’étrangers ont fui en 2011, soit dans leur pays d’origine lorsque ça leur était possible, soit dans un autre pays, comme la Tunisie, l’Egypte. Parmi les étrangers qui sont restés, beaucoup souhaitent ou tentent aujourd’hui de partir du fait du ralentissement de l’activité économique, malgré les besoins de reconstruction, et surtout du fait de l’insécurité plus importante encore qu’auparavant. Parmi ces étrangers et notamment les réfugiés, certains tentent de venir en Europe faute d’autre perspective viable dans la région.

Beaucoup de ceux qui sont partis (Egyptiens, Tunisiens, Ouest-africains, etc.) aimeraient revenir en Libye dès que possible pour y travailler. En l’absence de ce marché du travail très important pour toute la région et au-delà, et au vu de la situation économique et politique en Tunisie et en Egypte, ces migrants potentiels chercheront plus loin des opportunités de travail et de vie.

JOL Press : L’Union européenne a-t-elle adopté une politique migratoire différente depuis la mort de Kadhafi ?
 

Delphine Perrin : Depuis 2003 et la levée de l’embargo international contre la Libye, l’UE cherche à coopérer avec la Libye pour lutter contre l’immigration venue du territoire libyen, qu’elle considère comme une zone de transit. Tout en exigeant de la Libye la ratification de la Convention de Genève de 1951 – qu’elle n’a jamais obtenue –, l’UE a entamé dès 2005 la coopération pour renforcer les frontières tant terrestres que maritimes de la Libye afin que les migrants ne puissent utiliser son territoire pour se rendre en Europe et que la Libye maintienne ces étrangers chez elle ou se charge de les rapatrier. Elle a financé plusieurs projets afin d’aider la Libye à améliorer le contrôle de ses frontières et envisageait la mise en place de centres de gestion des « flux mixtes » [flux de migrants et de réfugiés] sur le territoire libyen. 

L’UE n’a pas modifié sa politique. En pleine guerre en 2011, elle a étendu la mission de Frontex [agence européenne pour la sécurité et les frontières extérieures de l’UE] en Méditerranée afin de renforcer la capacité de contrôle des frontières européennes et réclamé du Conseil national de transition libyen (CNT) dès sa reconnaissance qu’il rétablisse le contrôle des frontières maritimes. Il s’agit donc à tout prix d’empêcher les départs de migrants vers l’Europe, quelle que soit la situation en Libye. Le CNT s’était d’ailleurs engagé à poursuivre et renforcer la politique de son prédécesseur en matière de contrôle des frontières.

JOL Press : Quelles sont les mesures prises conjointement par l’UE et la Libye pour réguler les flux de migrations en Méditerranée ?
 

Delphine Perrin : C’est surtout avec l’Italie que la Libye de Kadhafi avait entrepris de coopérer pour maintenir les étrangers sur son territoire, contrôler ses frontières maritimes par des patrouilles conjointes et réadmettre les étrangers étant partis de son territoire pour atteindre ou tenter d’atteindre l’Europe.

Dès 2003 et encore en 2004, l’Italie procéda à des expulsions collectives, vers la Libye, de migrants arrivés à Lampedusa. A l’époque, seul le Parlement européen avait déploré cette pratique. La politique de réacheminement vers la Libye des migrants trouvés en mer avait été facilitée à partir de 2009 par la conclusion d’accords entre l’Italie et la Libye. En février 2012, l’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir, en 2009, réacheminé en Libye une embarcation, avec notamment des Somaliens et Erythréens à bord, la Cour ayant considéré que l’Italie violait ses obligations en matière d’asile et ne pouvait ignorer les mauvais traitements dont les étrangers étaient victimes en Libye. Mais en avril 2012, l’Italie concluait avec le nouveau régime un accord visant à combattre les départs non autorisés des côtes libyennes.

L’UE, pour sa part, a inclus en 2011 la Libye ainsi que la Tunisie et l’Egypte dans un Programme de Protection Régional qui tend à développer la capacité de protection de ces pays, par une assistance financière et technique, ainsi que la promesse d’accroître le nombre de réinstallations des réfugiés présents dans ces pays dans des pays de l’UE. Or, ces Etats n’ont actuellement ni la capacité ni la volonté d’assurer la protection des réfugiés sur leur territoire, et la participation des Etats de l’UE à la réinstallation des réfugiés reste dérisoire (environ 5000 par an), tandis que les possibilités pour les réfugiés d’atteindre l’Europe pour y déposer une demande d’asile se réduisent toujours plus.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Delphine Perrin est chargée de recherche à l’Université Aix-Marseille et spécialiste du droit des réfugiés et des migrations. Elle a notamment travaillé sur les thèmes de la mobilité, de l’immigration et de la citoyenneté dans les pays du Maghreb et de l’Union européenne. Elle est également chargée de recherche au Centre Robert Schuman d’études avancées et chercheur associé à l’IREMAM (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) d’Aix-en-Provence. Elle a aussi publié, en 2011, Fin de régime et migrations en Libye. Les enseignements juridiques d’un pays en feu dans la revue L’Année du Maghreb.

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