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La défense française: inventaire d’un formidable gaspillage

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Dans votre livre Défense française, le devoir d’inventaire, vous passez au crible les dépenses de la France pour le secteur de la Défense. Qu’avez-vous appris ?
 

Yvan Stefanovitch : Notre pays est dopé à la dépense publique, creuset de multiples dérives. J’avais mis à jour les gaspillages provoqués par les privilèges des sénateurs et des élus cumulards. J’avais enquêté également sur la gabegie entraînée par les sept niveaux de structures des collectivités locales. Je retrouve les mêmes gaspillages avec la Défense. Le fil conducteur de cette gabegie en uniforme se cache derrière les trois plaies qui frappent le complexe militaro-industriel français: un conformisme génétique, le refus du changement à travers un rapport faussé au réel et l’arrogance d’être les meilleurs malgré un siècle et demi de défaites.

Fait aggravant: ces gaspillages en matière d’effectifs et de matériels ne diminuent pas avec la disparition de 80.000 postes de militaires subalternes supprimés de 2009 à 2019. En effet, lorsqu’il faut supprimer des effectifs dans la fonction publique pour revenir à l’équilibre budgétaire, 60% d’entre eux le sont dans l’armée du fait de l’absence de syndicats dans la Grande Muette. Aussi, le ministère de la Défense n’est qu’une variable d’ajustement budgétaire et il n’y a aucune logique dans la suppression des régiments, des garnisons ou des bases. Sinon, celle d’une carte militaire « très politique » qui aura permis de tailler dans les effectifs au petit bonheur la chance au gré des appuis à Paris du sénateur-maire ou député-maire concerné. Pas question de toucher à l’armée mexicaine des généraux ou officiers supérieurs, à l’arme nucléaire et aux ruineux grands programmes d’armement.

Quels sont les secteurs dans lesquels le ministère de la Défense dépense plus qu’il ne le devrait ?
 

Yvan Stefanovitch : Nous avons environ 3 000 colonels en France, pour commander seulement une centaine de régiments et 300 généraux d’active en criant surnombre. Il y a des tas de personnes qui ne servent à rien dans l’armée comme les 1200 personnels du service de communication. Lorsque j’étais accrédité défense dans les années 90, lors de mes déplacements, mes cafés étaient servis par des lieutenants colonels. Ce n’est vraiment pas leur travail…

Il faut réduire les effectifs mais il faut les réduire de manière coordonnée et intelligente. Prenons comme exemple la brigade franco-allemande. Cette brigade est constituée de 2 500 soldats qui ne servent strictement à rien. Pour des raisons diplomatiques entre la France et l’Allemagne, on maintient cette brigade, mais ce n’est qu’une dépense de prestige.

Dans l’armée, il y a des tas de dépenses de prestige. Nous avons 11 000 parachutistes, c’est beaucoup trop. La Guerre Froide est terminée, nous n’aurons plus de guerre à nos frontières.

Quelles sont les menaces auxquelles notre armée devra faire face dans l’avenir ?
 

Yvan Stefanovitch : Aujourd’hui et demain, la grande menace pour la France et l’Europe regroupe en Afrique islamistes politiques, djihadistes et desperados en quête d’idéal, tous financés par nos amis saoudiens et qataris qui restent les meilleurs clients de notre industrie d’armement. Les guerres d’aujourd’hui se déroulent à des milliers de kilomètres comme au Mali et en Afghanistan. Demain toujours au Mali et ailleurs sans doute en Afrique. Or pour ces guerres-là, dites asymétriques (contre des va nu pieds équipés le plus souvent de vieux matériels soviétiques), l’armée française est certes capable de donner un coup d’arrêt comme aux djihadistes au Sahel, mais pas d’y durer pendant plusieurs années et encore moins d’être victorieuse sur plusieurs fronts à la fois.   

L’une des raisons de cette incapacité: depuis les guerres de 1870, 1914 et 1940, notre péché mignon est de ne pas avoir les matériels robustes et armements modernes nécessaires. Aujourd’hui et demain, notre armée doit lutter contre des rebelles, terroristes et kamikazes en montagne ou en ville et dans le désert. Il nous manque des drones, des avions de transport de fret ou de ravitaillement en vol, des appareils à hélices antiguérilla ou de surveillance, des bimoteurs ou monomoteurs équipés de nacelles de reconnaissance pour capter les télécommunications et de boules optronique d’imagerie vidéo (les hélicoptères de la gendarmerie et de la douane en sont équipés), des chars et hélicoptères légers d’attaque correctement blindés…  

Peut-on expliquer cette absence de matériels utiles et efficaces dans l’armée française ?
 

Yvan Stefanovitch : Nos industriels imposent souvent à nos armées l’achat d’équipements qui ne nous sont d’aucune utilité, comme par exemple les 407 chars Leclerc, qui nous ont coûté 7 milliards d’euros. Au nom de la sauvegarde d’emplois et du maintien d’un savoir faire français…

Aujourd’hui, les 254 chars Leclerc restant en service coûtent à l’année 200 millions d’euros, pour leur entretien. Chacun de ces dinosaures tombe en panne au bout de 36 heures et leurs équipages ne peuvent  s’entraîner avec que deux heures par an, faute de crédits. Comme l’hélicoptère Tigre (73 millions d’euros pièce) ou le Rafale (150 millions d’euros), ce sont des outils merveilleux, mais qui coûtent une véritable fortune à l’entraînement et surtout en opération. Nous n’avons pas les moyens d’entretenir ces matériels ultra sophistiqués, tout comme de nombreux équipements à bout de souffle, car âgés de 30 à 50 ans d’âge et non remplacés, toujours faute de crédits pour acheter du matériel neuf.

Résultat de ces multiples gaspillages: le général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe, car l’autonomie stratégique de nos armées est bel et bien morte aujourd’hui. Nous ne sommes plus qu’une armée supplétive des Américains. On peut s’en féliciter ou le regretter. C’est un autre débat…

Comment faire pour dégager des marges budgétaires afin d’acheter les matériels qui manquent à nos armées ?
 

Yvan Stefanovitch : Pour mieux armer, protéger et transporter nos 40 000 soldats qui partent en Opérations Extérieures chaque année, il faut avoir assez de courage politique pour commettre un crime de lèse-majesté. C’est-à-dire repenser notre dissuasion nucléaire à moindre coût et diminuer les grands programmes de prestige, dont les prix s’envolent sans cesse. Sur un budget annuel d’équipement de nos forces armées d’un peu plus de 16 milliards d’euros, 3,5 milliards d’euros restent sanctuarisés pour la « bombe » et 1,57 milliards pour acheter par obligation contractuelle 11 avions Rafale, faute d’avoir pu exporter cet avion depuis douze ans. Ce gel d’un tiers des investissements destinés aux armées interdit l’achat des matériels robustes et modernes, qui manquent cruellement à nos soldats. Sans compter les centaines de millions investis chaque années dans le maintien en condition opérationnelle de l’inutile char Leclerc et de l’inutilisable l’hélicoptère Tigre en raison de son coût insensé.

Comment peut-on justifier une baisse des crédits de la dissuasion et des grands programmes d’armement ?
 

Yvan Stefanovitch : Le secret défense permet de masquer la réussite extraordinaire de notre complexe militaro-industriel en matière de SNLE (Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins). En un mot, nous avons les meilleurs SNLE du monde, notamment en matière de silence acoustique, c’est-à-dire quatre submersibles capables d’envoyer une tête nucléaire à 10.000 kilomètres avec une précision de 50 mètres ! Américains et Russes ne font pas mieux. Explication: nos SNLE sont les plus chers du monde à fabriquer.  Les chiffres sont têtus : un  SNLE américain reste en service pendant 44 ans contre seulement 19 à 30 ans pour un français. Une vitesse de remplacement qui répond avant tout à une double logique de maintien d’un savoir faire et de l’emploi des 2.210 ouvriers à Cherbourg de la DCNS (Direction des Constructions Navale et Systèmes, un groupe possédé à 76% par l’Etat). Depuis un demi-siècle, ce personnel a construit les 6 premiers SNLE, puis les 6 SNA (Sous-marins nucléaires d’attaque) Rubis, les 4 SNLE de Nouvelle Génération, puis aujourd’hui les 6 SNA de la classe Barracuda. Le moindre ralentissement de ces séries provoquerait des licenciements. Or, il faudra bien en passer par là pour faire cesser ce rythme beaucoup trop rapide de remplacement de nos SNA et SNLE, ce qui pourrait représenter 29 milliards d’euros d’économies d’ici 2029 !

La composante aérienne de la dissuasion, sa suppression s’impose, car elle reste en réalité clouée au sol, faute de ne jamais pouvoir disposer de plus de cinq avions ravitailleurs disponibles. Soit une économie de 2,6 milliards d’euros d’ici 2029.

Quant aux Rafale, Tigre et autres Leclerc, l’inflation incessante de leurs coûts réduit à néant toute économie qui pourrait être réalisée en matière de réduction d’effectifs.

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