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La presse est-elle responsable de la «lepénisation des esprits»?

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Claude Gilardo, le maire PCF de Brignoles, exprimait dimanche soir sa « fureur » face au « déferlement médiatique » qui a accompagné l’annonce des résultats de l’élection cantonale partielle de Brignoles qui a vu le candidat FN, Laurent Lopez, remporter le scrutin avec 53,9 % des voix. « J’ai reçu 20 télés et journaux », s’est emporté l’élu communiste sur iTélé. « Ça rime à quoi ? Je n’ai jamais vu ça ! » Selon lui, l’unique impact national de cette élection c’est qu’on « parle de Marine. »

Alors les journalistes en ont-ils trop fait ? La presse joue-t-elle inconsciemment le jeu du FN en couvrant massivement ce genre d’événement ? Éléments de réponse avec Jacques Le Bohec, professeur en Sciences politiques et spécialiste du Front national. Entretien (2e partie).

Lire la première partie de l’entretien ici

JOL Press : La « dédiabolisation » opérée par Marine Le Pen ne serait-elle pas, dans le fond, une simple compréhension du système médiatique ? 

Jacques Le Bohec : Je dirais plutôt stratégie de dédiabolisation. Qui est déjà largement avancée. Il suffit de voir le nombre de déclarations et d’appels du pied de la part de politiques de droite et même de gauche. On a depuis longtemps constaté une « lepénisation des esprits », d’ailleurs plus poussée dans les élites que parmi les électeurs de Le Pen eux-mêmes ! Du coup, M. Le Pen a bien senti le coup et tente d’exploiter la situation et de pousser son apparent avantage. On l’a vu avec son souhait de ne plus voir son parti rangé dans la catégorie d’extrême droite. Mais une dédiabolisation effective ne dépend pas d’elle. Elle dépend du rapport de forces qui se met en place. Et pas uniquement avec les médias.

Cela dépend principalement de l’intérêt ponctuel des uns et des autres dans le champ politique. Il y a ceux qui, à droite, pensent qu’une alliance avec le FN leur assure de futures victoires électorales, et ceux qui, à gauche, s’efforcent d’empêcher cela en étayant la « digue », la frontière, qui n’a jamais été hermétique, entre droite « classique » et « extrême droite ». Voir l’appel public de Jean-Christophe Cambadelis à rappeler que le FN est un parti d’extrême droite. Il ne s’agit donc pas que de médias, même si ceux-ci jouent également leurs partitions respectives. Mais il est plus difficile qu’auparavant, pour les journalistes ancrés à gauche, de travailler à renforcer cette digue, la fille cadette ayant moins de casseroles que son père.

JOL Press : Un journaliste qui tacle le FN ne produit-il pas chez le lecteur ou le téléspectateur l’effet inverse de celui qui était recherché au départ ?

Jacques Le Bohec : Oui, incontestablement. L’intention ne suffit pas à obtenir les résultats escomptés. Le problème est que le démenti n’apparaît pas clairement et donc ils recommencent sans cesse. Les journalistes spécialisés dans la politique pourraient s’interroger par exemple sur ce que cela signifie de tant parler des acteurs et aussi peu des enjeux. Ils sont flattés que les interviews les placent sous le feu des projecteurs. Ils se la jouent. Ils veulent croire mordicus à la fiabilité des sondages trop utiles pour en douter. Certains sont aussi coincés par les contraintes éditoriales et financières de leurs journaux. Contraints aussi par leurs structures mentales, qui reflètent leurs milieux sociaux d’origine. Tout cela les conduit à être convaincus de bien faire et à ne pas pouvoir faire autre chose que ce qu’ils font.

Mais cela dépend aussi des gens. En sociologie de la réception, on apprend que l’on ne change pas d’avis comme de chemise. Chacun dispose d’une grille de lecture du monde particulière, de prédispositions intériorisées, d’un ethos (système de valeurs), d’intérêts sociaux qui conditionnent notre regard, nos interprétations. Un même message confortera les uns et scandalisera les autres. Ce qu’on a pu observer, c’est que l’attitude des journalistes dominants envers les porte-parole du FN pouvait entraîner des mécanismes de reconnaissance favorables aux Le Pen de la part d’électeurs qui voient dans le vote une manière de faire la nique aux élites. En ce sens, l’agressivité peut en effet avoir des effets contre-performants.

Surtout que ces journalistes dominants leur montrent régulièrement qu’ils n’ont rien compris aux véritables raisons de leurs votes (et qui n’ont le plus souvent qu’un lointain rapport avec les questions d’immigration ou de sécurité). Comment ne les trouveraient-ils pas bêtes et mal intentionnés ? Mais par-delà ces aspects se posent surtout deux questions. Est-ce que la manière dont les informations générales sont triées et traitées dans les médias contribue à légitimer indirectement le discours de M. Le Pen ? Comment se fait-il que les journalistes dominants soient incapables d’intégrer les connaissances en sciences sociales dans leurs analyses et leur travail, au point de devenir aveugles et ingénus ?

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jacques Le Bohec est professeur à l’Université Lyon 2, diplômé de Sciences-Po Bordeaux et chercheur au GAP (groupe d’analyse politique de Nanterre)

Ouvrages parus:
– Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, coll. en codirection avec C. Le Digol, PUF
– Dictionnaire du journalisme et des médias, PUR, 2010.
– Elections et télévision, PUG, 2007.
– Sociologie du phénomène Le Pen, La Découverte, Repères, 2005.
– Les interactions entre les journalistes et J.-M. Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– L’implication des journalistes dans le phénomène Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– Les mythes professionnels des journalistes, L’Harmattan, 2000.
– Les rapports presse-politique, L’Harmattan, 1997.

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