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L’affaire du « baiser de Nador » a révélé l’hypocrisie marocaine

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JOL Press : Pourquoi le Mouvement pour les libertés individuelles au Maroc a-t-il été créé ?

Soufyane Fares : Il a été créé en 2009, lors de notre première action au moment du ramadan. Nous pensions qu’il était nécessaire de créer un courant très fort au Maroc qui défende les libertés individuelles (liberté d’expression, de culte, de circulation etc.).

Notre première action s’est déroulée à Mohammedia [une ville entre Rabat et Casablanca] pour dénoncer la loi archaïque du code pénal marocain qui condamne tout individu connu pour son appartenance à l’Islam et qui rompt le jeûne du ramadan.

C’était donc pour dénoncer cette loi, montrer que nous ne sommes pas tous musulmans et qu’il y a des gens qui ne sont pas concernés par cela, que nous avons mené notre action. Cela a été une réussite : quatre ans après, cette action continue d’alimenter le débat.

JOL Press : Comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris que deux ados avaient été arrêtés à Nador après avoir été pris en photo en train de s’embrasser devant leur collège ?

Soufyane Fares : Dès que nous avons été au courant de cette affaire, j’ai immédiatement publié sur Facebook une photo d’Ibtissame Lachgar [co-fondatrice du M.A.L.I] et moi en train de nous embrasser, par solidarité avec les deux ados. Après avoir été arrêtés, ils ont finalement été libérés, dans l’attente de leur procès, ajourné au 22 novembre. Le lendemain de l’annonce du report de leur procès, nous avions appelé à organiser un kiss-in devant le Parlement à Rabat.

Les médias étaient prévenus et une dizaine de manifestants sont venus. Des contre-manifestants royalistes étaient là aussi, ainsi que la police. Au moment où nous avons commencé le kiss-in, un des royalistes s’est mis à jeter des verres, à renverser les tables du restaurant voisin et à nous insulter. Nous avons essayé de calmer le jeu, car nous sommes contre les actions violentes et nous ne souhaitions pas entrer dans leur logique. Malgré ces incidents, l’action a été réussie, nous avons fait passer le message.

JOL Press : Qu’avez-vous subi après l’affaire du kiss-in à Rabat la semaine dernière ?
 

Soufyane Fares : Nous recevons encore des milliers d’insultes, sur les réseaux sociaux comme dans la rue, et des menaces de mort. Ces menaces viennent de gens qui trouvent que ce que nous avons fait est scandaleux et qu’il est scandaleux que nous soutenions les ados de Nador.

Le président de l’association à l’origine de la plainte contre les ados de Nador a également porté plainte contre nous et dans mon quartier, j’ai déjà entendu que la police venait se renseigner sur moi. Malgré les menaces, les plaintes et la répression, nous continuons notre combat.

JOL Press : Qu’a révélé cette affaire ?
 

Soufyane Fares : Cette affaire montre une fois de plus l’hypocrisie marocaine. Car il faut savoir que les chaînes de télévision au Maroc diffusent des séries mexicaines, turques ou autres, dans lesquelles on peut voir les acteurs s’embrasser, se faire des câlins et parfois plus… Je ne comprends donc pas la réaction des personnes qui se disent scandalisées.

On sait aussi qu’il y a de nombreuses places ou endroits au Maroc où les gens viennent pour s’embrasser ou boire. Une fois de plus, cela révèle l’hypocrisie voire la schizophrénie – même si le terme me gêne un peu – de la société marocaine.

JOL Press : Avez-vous reçu des soutiens politiques ?
 

Soufyane Fares : Non. Aucun parti politique n’a voulu se mêler de cette histoire, pas même les gauchistes. C’est ça aussi la vraie hypocrisie politique : beaucoup se prennent pour des modernistes ou des progressistes, mais quand on parle de libertés individuelles, ils se défilent. Même les associations qui sont censées soutenir ces questions-là ne s’intéressent qu’aux affaires un peu légères et pour lesquelles elles ne risquent rien.

Ou bien on nous dit que ce n’est pas la « priorité ». Pourtant, on milite tous pour la démocratie, et la lutte pour les libertés individuelles fait partie du processus démocratique, alors pourquoi la reléguer au second plan ?

JOL Press : Quels tabous subsistent encore au Maroc ?
 

Soufyane Fares : La question du jeûne du ramadan est un des gros tabous, mais également l’homosexualité. Cette affaire du baiser a également mis en avant un autre tabou, puisque s’embrasser devient un crime…

JOL Press : Pour Abdellatif Laâbi, on assiste aujourd’hui à un mouvement de régression des libertés au Maroc. Qu’en pensez-vous ?
 

Soufyane Fares : Je suis d’accord avec cette idée, et j’ajouterai aussi que l’on subit maintenant les conséquences de l’accession des islamistes à la tête du gouvernement. Depuis qu’ils sont au pouvoir, on n’entend que des histoires de ce genre, qui portent directement atteinte aux libertés individuelles et aux droits de l’Homme.

Le Maroc essaie toujours de donner cette image d’un pays qui respecte les droits de l’Homme et les libertés individuelles, mais la réalité est tout autre, et on l’a vu récemment, que ce soit lors de l’affaire du pédophile gracié [Daniel Galvan] ou du journaliste Ali Anouzla emprisonné [pour avoir diffusé une vidéo d’al-Qaïda publiée par le quotidien espagnol El Pais].

JOL Press : On a pu voir, pour toutes ces affaires, que les réseaux sociaux ont joué un rôle très important dans la diffusion des informations et de la contestation. Quel usage en faites-vous ?
 

Soufyane Fares : Nous avons quand même plus de liberté à travers les réseaux sociaux, nous pouvons facilement les utiliser pour créer des événements ou des groupes, appeler à des manifestations, lancer des discussions ou des sondages. Cela nous aide énormément à développer et à créer des formes nouvelles de militantisme.

La seule chose que je remarque, c’est qu’il y a malheureusement chez beaucoup de ces « militants » une incapacité à sortir du virtuel. Beaucoup sont très présents sur Facebook ou sur les réseaux sociaux, mais ne viennent jamais sur le terrain lorsque l’on organise des actions. Les gens ont toujours peur de descendre dans la rue et de se mêler à ce genre d’affaires. Ils ont peur de revivre ce qu’ils ont vécu pendant le règne d’Hassan II. On vit maintenant dans une dictature déguisée.

JOL Press : Quelles actions comptez-vous mener maintenant ?
 

Soufyane Fares : On travaille toujours sur l’affaire du baiser de Nador, mais aussi sur le droit à l’avortement. C’est un travail qui est en cours : nous nous réunissons régulièrement avec les membres du Mouvement pour discuter de nos prochaines actions, mais je ne peux pas en dire plus pour le moment.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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