Site icon La Revue Internationale

Leonarda: et si la classe politique apprenait à réfléchir avant de parler?

bergougnioux.jpgbergougnioux.jpg

[image:1,l]

Une jeune Kosovare de 15 ans a été renvoyée vers son pays d’origine le 9 octobre dernier alors qu’elle participait à une sortie scolaire dans le Doubs. Depuis, de nombreuses voix s’élèvent à gauche pour dénoncer la politique du gouvernement.

« Je suis extrêmement choquée par ce que je vois. Moi qui pensais que la France n’avait pas perdu la mémoire de sa sombre histoire, j’étais loin d’imaginer qu’en 2013, en tant que parlementaire, élue du peuple, je serais témoin d’une rafle. Car oui, il faut bien le dire, c’est une rafle », s’est émue la députée EELV, Esther Benbassa, dans une tribune dans le Huffington Post.

Et Élisabeth Guigou, présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale de s’indigner : « Il est certes nécessaire de faire respecter la loi et les décisions de justice, mais il n’est pas acceptable d’interpeller des personnes en situation irrégulière, à plus forte raison des enfants, dans l’école, lors de sorties scolaires ou aux abords des écoles. Les conditions d’application de la circulaire du 28 novembre 2012 doivent être davantage précisées afin que les procédures de reconduite de personnes à la frontière respectent leur dignité. »

La gauche a-t-elle deux visages ? Change-t-elle d’avis et de politique selon qu’elle se trouve dans l’opposition ou au gouvernement ? Eléments de réponse avec Alain Bergounioux, historien du mouvement socialiste et cadre du PS. Entretien.

JOL Press : La gauche est-elle victime de la « dictature de l’émotion », pour reprendre les mots de Jean-Pierre Chevènement ?

Alain Bergounioux : Dans ce genre d’affaire l’émotion est toujours vive mais, là, je dirais plutôt qu’on vit dans la dictature de l’instant. Il faut réagir immédiatement, sans savoir exactement ce qu’il s’est passé. Avant même de savoir comment s’est déroulée l’interpellation, chacun y est allé de son commentaire.

JOL Press : NKM parle de « schizophrénie du PS ». Existe-t-il une gauche du réel et une gauche des valeurs ?

Alain Bergounioux : C’est toujours plus facile d’être la gauche des valeurs quand on est dans l’opposition. La difficulté, c’est d’être au gouvernement comme on est dans l’opposition. Il y a toujours des tensions entre les politiques qui sont menées et les valeurs. Mais dans cette affaire, deux questions se posent : dans quelles conditions l’interpellation et l’expulsion se sont-elles déroulées et veut-on recevoir toutes les familles, même si les critères fixés par la loi ne sont pas remplis ?

JOL Press : Si Leonarda et sa famille reviennent, ne deviendra-t-il pas extrêmement difficile d’expulser qui que ce soit, par la suite ?

Alain Bergounioux : C’est évidemment tout le problème. On ne peut pas demander un rapatriement si les critères ne sont pas remplis. Bien sûr, le gouvernement peut décider, dans des cas précis, une tolérance ou une modulation de la politique générale, mais on ne peut pas affirmer, comme le font un certain nombre de députés : « Cette famille doit être rapatriée sans examen ».

JOL Press : « Il y a la loi. Mais il y a aussi des valeurs avec lesquelles la gauche ne saurait transiger. Sous peine de perdre son âme », a commenté le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone. N’est-ce pas lourd de sens d’un point de vue républicain, de la part du numéro quatre de l’Etat ?

Alain Bergounioux : On aimerait que Claude Bartolone explicite davantage sa position. En principe, en République, la loi correspond aux valeurs et si ce n’est pas le cas elle leur est supérieure. Si on considère que la loi sur l’immigration doit être modifiée, il faut le dire. Par ailleurs, on attendrait du quatrième personnage de l’Etat  qu’il s’exprime sur des sujets aussi délicats au moins par communiqué et non sur Twitter, afin qu’il explique plus exactement sa position. Quand on arrive à ce niveau de responsabilité, on ne s’exprime pas par tweet, mais on parle du fond.

On ne peut pas dire qu’il y a d’un côté la loi et de l’autre les valeurs. Toute la mission du politique, surtout quand il est législateur, c’est de faire correspondre la loi aux valeurs. On attendrait donc d’un député qu’il raisonne de cette manière-là, car c’est lui qui fait la loi.

JOL Press : Comment expliquer le malaise de la gauche sur ces questions d’immigration ?

Alain Bergounioux : Ce sont des sujets toujours difficiles car la question de l’immigration est une question d’équilibre. Il faut reprendre la phrase de Michel Rocard en entier : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. » Tout l’équilibre est là. Personne, au Parti socialiste, ne souhaite des naturalisations automatiques sans critères. À partir de ce moment-là, on se retrouve forcément, de temps à autre, face à des situations difficiles. L’équilibre est difficile à trouver et crée immanquablement des tensions entre ceux qui considèrent que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » et ceux qui pensent qu’ « elle doit en prendre sa part. »

JOL Press : N’est-ce pas, comme l’expliquait Jean-Pierre Chevènement, Marine Le Pen qui, encore une fois, va sortir gagnante de cette affaire ?

Alain Bergounioux : C’est en effet le risque. Quand on est au gouvernement, quand on a des responsabilités, il faut prendre le temps de réfléchir à la meilleure sortie de crise. Dans cette affaire, la seule chose que les Français vont retenir c’est la confusion générale, un flou qui peut encore une fois profiter au Front national.

JOL Press : Que doit faire François Hollande pour calmer les esprits et rester crédible ?

Alain Bergounioux : La responsabilité du président de la République, c’est de rappeler ce qu’est la loi républicaine, je pense qu’il en aura l’occasion dans les jours qui viennent.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Inspecteur général de l’Éducation nationale, historien, il est directeur de la Revue socialiste et professeur associé à Sciences Po Paris. Il a publié Les Socialistes (Le Cavalier bleu, coll. « Les Idées reçues », 2010) et Les Socialistes français et le Pouvoir. L’ambition et le remords, avec Gérard Grunberg (Hachette Littératures, 2005). Il est membre du conseil d’administration de la Fondation Jean-Jaurès et préside l’Office universitaire de recherche socialiste.

 

Quitter la version mobile