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Les médias partie intégrante du phénomène Le Pen/FN?

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Claude Gilardo, le maire PCF de Brignoles, exprimait dimanche soir sa « fureur » face au « déferlement médiatique » qui a accompagné l’annonce des résultats de l’élection cantonale partielle de Brignoles qui a vu le candidat FN, Laurent Lopez, remporter le scrutin avec 53,9% des voix. « J’ai reçu 20 télés et journaux », s’est emporté l’élu communiste sur iTélé. « Ça rime à quoi ? Je n’ai jamais vu ça ! » Selon lui l’unique impact national de cette élection c’est qu’on « parle de Marine ».

Alors, les journalistes en ont-ils trop fait ? La presse joue-t-elle inconsciemment le jeu du FN en couvrant massivement ce genre d’événement ? Éléments de réponse avec Jacques Le Bohec, professeur en Sciences politiques et spécialiste du Front national. Entretien (1ère partie).

JOL Press : Comment expliquer le malaise qui existe entre la presse et le FN ?

Jacques Le Bohec : La presse, en fait, adopte des comportements différents. Cela peut varier aussi d’un journaliste à l’autre au sein d’une même rédaction. Il n’y a pas toujours de « malaise ». Ce terme peut englober des situations différentes. Il est aussi normatif dans le sens où il suggère un jugement de valeur. Le « malaise » peut venir du public en général, des commentateurs politiques, des pairs journalistes, des dirigeants du FN ou des autres partis politiques. Beaucoup de personnes ont des avis très tranchés sur la question tellement elle est récurrente et sulfureuse.

En fait, les controverses sur la bonne manière de traiter du FN dans les médias font partie intégrante du phénomène Le Pen amorcé en mars 1983. D’où l’importance de ne pas entrer de plain-pied dans ces polémiques. La mise en abyme est indispensable. Chacun se dispute et accuse l’autre d’avoir une attitude inopportune moralement ou inefficace politiquement tout en s’exonérant de toute implication personnelle. Il faudrait que les protagonistes se rendent compte qu’ils participent à une construction symbolique qui place le FN au centre de l’attention publique et lui accorde une importance qui s’est avérée surfaite bien des fois. S’accuser mutuellement de favoriser le FN fait partie de la dynamique sociopolitique qui sert les intérêts de ce parti.

Concrètement, tout dépend des entreprises de presse dont on parle. De leurs lignes éditoriales respectives. Certains journalistes, compte tenu du créneau que leur journal occupe, vont se sentir obligés de forcer le trait et de tirer sur tout ce qui bouge. Cela peut être sincère, mais on ne peut exclure que la posture de vigilance soit conçue cyniquement comme une diversion. D’autres journalistes ne sont pas si éloignés que cela des idées du FN et auront tendance à couvrir son actualité voire à la créer afin de promouvoir leurs propres idées. On pourrait citer l’hebdomadaire Valeurs actuelles ces dernières semaines, par exemple.

Mais ce qui est le plus nouveau par rapport à l’époque « Jean-Marie » Le Pen, c’est que ce parti n’est plus du tout traité en paria par les médias mainstream. Au contraire. Certains journalistes semblent comme soulagés ne plus avoir à faire au père. Le FN ne reproche d’ailleurs plus aux médias de le boycotter. De grands médias, à la télévision ou à la radio, invitent souvent Marine Le Pen et surtout traitent des informations générales d’une façon qui sert son discours: mise en avant des faits divers, présentation empathique des revendications souffreteuses des patrons, émission de reportages sur les questions de sécurité, etc. On songe notamment aux chaînes privées de la TNT (iTélé BFM-TV, W9, D8, M6, etc.). A côté, les gens du Front de gauche (quelle dénomination maladroite!) sont presque totalement mis de côté, ainsi que tous les gens susceptibles de défendre leurs idées.

JOL Press : Certains accusent les médias de gonfler le phénomène FN. Qu’en pensez-vous ?

Jacques Le Bohec : Les médias sont accusés de cela depuis le début du phénomène Le Pen. Mais il ne faut pas voir seulement qu’eux. Si J.-M. Le Pen a été invité dans les médias audiovisuels dès 1982, c’était parce que François Mitterrand avait donné l’ordre de l’inviter pour faire diversion après les renoncements à changer la société en profondeur dans une optique socialiste. Les événements successifs ont obligé les journalistes à parler du FN. Les journalistes se sont aperçus que J.-M. le Pen faisait de l’audience et l’ont réinvité pour doper leurs rapports d’activité annuels afin que leur émission soit reconduite (« L’Heure de vérité », « Questions à domicile », etc.). Les relations FN/presse sont bien plus ambiguës qu’on l’imagine de l’extérieur. Souvent faits d’un mélange confus d’attirance et de répulsion.

Il était également de l’intérêt de certains journaux de participer à une lutte idéologique avec leurs confrères (Le Figaro Magazine, par exemple). A la fois pour suivre à la stratégie mitterrandienne et susciter des ventes élevées, des journaux ont fait de Le Pen et du FN un sujet porteur, spectaculaire. Je pense à Libération, à Globe, à L’événement du jeudi ou à Marianne. Les journaux de gauche avaient également besoin de maintenir le FN à flot pour des raisons existentielles. Comme le gouvernement avait renoncé au projet socialiste, il fallait réactiver le sentiment d’identité de gauche. Or rien de mieux que la lutte antiraciste ou antifasciste pour cela. Le FN devait donc présenter un danger grave et imminent. Il fallait le dénoncer sans relâche.

Ce faisant, ils l’ont intégré à ce qu’on appelle l’offre politique effective, c’est-à-dire que le FN n’était plus seulement un parti légal, mais qu’il était perçu par des électeurs peu intéressés par la politique et intégré dans leurs calculs au moment de voter. Il y a donc eu de vrais efforts pour le mettre en avant. Et de pouvoir aussi accuser le camp d’en face (droite/gauche) d’être complaisant envers lui. Certainement que sans la couverture médiatique, dans sa variété, le FN ne serait pas là où il en est. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est fou ce que les sondeurs acceptent volontiers une foultitude de sondages frelatés, qui n’ont plus guère de sondage que le nom, travaillent de concert avec certains journaux pour nous convaincre qu’il existe une « déferlante Le Pen »… Les politologues eux aussi y sont pour quelque chose en ayant mal fait leur travail. Comment peut-on affirmer la moindre assertion pertinente en se fondant sur des sondages marchands ?

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Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jacques Le Bohec est professeur à l’Université Lyon 2, diplômé de Sciences-Po Bordeaux et chercheur au GAP (groupe d’analyse politique de Nanterre)

Ouvrages parus:
Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, coll. en codirection avec C. Le Digol, PUF
Dictionnaire du journalisme et des médias, PUR, 2010.
Elections et télévision, PUG, 2007.
Sociologie du phénomène Le Pen, La Découverte, Repères, 2005.
Les interactions entre les journalistes et J.-M. Le Pen, L’Harmattan, 2004.
L’implication des journalistes dans le phénomène Le Pen, L’Harmattan, 2004.
Les mythes professionnels des journalistes, L’Harmattan, 2000.
Les rapports presse-politique, L’Harmattan, 1997.

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