Site icon La Revue Internationale

Les récompenses littéraires, une spécificité française

3320452655_be4c49997c_z.jpg3320452655_be4c49997c_z.jpg

[image:1,l]

Les prix littéraires sont une « exception française » mal connue : s’ils prolifèrent en France, ils se diversifient selon des logiques très diverses liées à une « économie du prestige » complexe. À partir d’entretiens avec des écrivains et des professionnels du monde de l’édition, Sylvie Ducas cherche à éclairer cette complexité afin de saisir les nouvelles configurations de la condition littéraire contemporaine. 

Extraits de La littérature à quel(s) prix ?, de Sylvie Ducas (Editions La Découverte)

« Une gloire de cent mille années seulement, ça vaut-il tout le mal que je me suis donné ? »  Edmond de Goncourt

Pourquoi les prix littéraires n’ont-ils jamais trouvé leur droit d’entrée dans l’histoire culturelle et sont-ils à ce point ignorés du commentaire critique ? Pourquoi n’ont-ils été abordés que sur le mode du pamphlet, de la monographie de commande ou du propos de café du Commerce ?

Et s’ils font l’objet annuellement d’un tapage médiatique et suscitent si souvent la controverse, que sait-on finalement sur eux ? Tout l’objet de cette enquête est de comprendre les raisons de ce désintérêt et de cette méconnaissance, d’interroger ce qui est au principe de cet impensé et fonde ce refoulé. Elle s’inscrit dans le prolongement de plus de quinze années de recherches consacrées à leurs métamorphoses, et vise à analyser les réalités plurielles qu’ils recouvrent et leur place bruyante au cœur du champ littéraire français.

Les prix littéraires incarnent l’une de ces « exceptions françaises » les plus emblématiques : plus de 2 000 prix littéraires en France et chaque jour ou presque en voit naître un nouveau, une vente moyenne de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires pour les plus vendeurs d’entre eux comme le Goncourt, un rayonnement assuré à l’international pour ses lauréats, une renommée que nous envient nos voisins européens sans jamais être parvenus à égaler ce phénomène « franco-français ». Sur quelle histoire littéraire et culturelle s’est-il fondé et continue-t-il de perdurer contre vents et marées ?

[image:2,s]

Il ne s’agit pas seulement de se demander comment les prix se sont imposés au xxe siècle comme l’institution que l’on connaît. Il s’agit aussi et surtout de comprendre ce qu’implique leur nécessaire présence aujourd’hui au sein du champ des industries culturelles, à l’heure où sans l’effervescence médiatico-publicitaire, nulle promotion d’un livre ni succès de son auteur n’est possible.

L’ambition est donc d’interroger l’irruption au fil du siècle de biens culturels de masse dans le champ de la culture contemporaine et des modifications des voies d’accès à la consécration culturelle que de telles mutations supposent. Si la littérature n’échappe pas à cette démocratisation des pratiques culturelles et à ces nouveaux processus de consécration nés des réalités marchandes de l’industrie culturelle, avec eux, une légitimité nouvelle du livre et de l’écrivain se fonde dont il convient d’étudier les enjeux et les formes.

Car si les prix littéraires ne sont pas un épiphénomène accidentel mais sont inscrits dans la logique des mutations – sociales, culturelles, éditoriales – en cours depuis la moitié du xixe siècle, ils éclairent surtout, sans doute bien plus que toute autre institution, les transformations de la condition de l’écrivain au xxe siècle et de la valeur conférée à ses œuvres.

Ultimes avatars d’un xixe siècle finissant, les prix littéraires nous font basculer dans ce qui semble caractériser notre xxie siècle, à savoir la désacralisation de l’écrivain et de la littérature, le dégonflement de l’image de l’un et l’appauvrissement de la fonction sociale de l’autre. Et s’ils font l’objet d’un procès incessant, c’est sans doute parce qu’ils sont une sorte de miroir grossissant d’une réalité littéraire nouvelle qu’on ne veut pas voir, la partie de l’iceberg qu’on aimerait à jamais immergée. Les prix littéraires sont-ils un repoussoir qui aide à faire diversion parce qu’il déroge à la représentation sacralisée – et que l’on voudrait immuable – de la littérature et de l’écrivain ?

Un système ignoré au nom d’un déni collectif, celui qui consiste à refuser de voir dans l’édition une industrie culturelle soumise aux mêmes impératifs que tout autre segment du marché, et à déplorer la réduction des panthéons littéraires d’antan à de simples machines à rétrécir les écrivains et à des palmarès réductibles à de simples listes des meilleures ventes ? L’hypothèse mérite en tout cas d’être posée.

——————————-

Sylvie Ducas est maître de conférences en littérature française à l’université de Paris Ouest où elle dirige un master « métiers du livre ». Chercheuse au  Centre d’Histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin, elle est aussi l’auteure de l’ouvrage La littérature à quel(s) prix ? (Editions La Découverte)

Quitter la version mobile