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Made in Italie: l’heure d’Enrico Letta est venue, elle devrait durer…

[image:1,l]Cette semaine, l’Italie a évité de plonger à nouveau dans une crise politique ouverte qui n’aurait sans doute eu d’autre issue qu’un bien périlleux retour aux urnes. Mais, cette semaine, les Italiens ont sans doute vécu la fin d’un cycle politique inauguré il y a 20 ans avec l’opération Mani pulite et l’entrée en politique de Silvio Berlusconi. C’est la thèse qu’avance Andrea Bosco, fin observateur de la vie politique italienne et spécialiste des questions européennes.

Andrea a répondu aux questions de Franck Guillory, rédacteur en chef de JOL Press. Il développe son analyse de la situation politique dans son pays, mais évoque aussi la personnalité d’Enrico Letta, qu’il connaît personnellement depuis 20 ans. Entretien.

JOL Press : Diriez-vous que l’issue de la crise politique de cette semaine est un triomphe pour Enrico Letta ?

Pr Andrea Bosco : Ce n’est pas tant un succès personnel pour Enrico Letta qui appartient au Partito democratico – parti démocrate – qu’une victoire pour tous ceux qui espèrent la reconstitution d’un parti démocrate-chrétien en Italie.

Que les catholiques membres du parti de Silvio Berlusconi aient décidé de se débarrasser de lui et de s’éloigner de cette droite radicale, populiste, aux réminiscences fascistes, à laquelle Il Cavaliere a servi de couverture depuis 20 ans, constitue un tournant majeur. Un nouveau mouvement devrait rapidement émerger autour de personnalités attachées aux valeurs catholiques, un mouvement de centre-droit, authentiquement pro-européen. Ce sera le retour de la démocratie chrétienne dans la plus pure tradition italienne et européenne.

Le parti démocrate va souffrir. Si Enrico Letta avait rejoint ce parti, sa famille politique d’origine reste la démocratie chrétienne, et il est au plus profond de lui un chrétien-démocrate.

JOL Press : Annoncez-vous une scission du Partito democratico ?

Pr Andrea Bosco : Il est fort probable qu’une frange du parti démocrate rejoindra, le moment venu, ce nouveau mouvement.

Vers la reconstitution d’une démocratie chrétienne à l’italienne

JOL Press : Vous prédisez ainsi une recomposition du paysage politique italien…

Pr Andrea Bosco : La droite italienne a été entraînée toujours plus à droite par Silvio Berlusconi et, face à cela, des responsables politiques démocrates-chrétiens se sont associés au centre-gauche dans le Partito democratico. Nous devrions retrouver une opposition entre le centre-gauche et un centre-droit renouvelé, entre un Partito democratico light et un mouvement démocrate-chrétien. Cette distinction est celle qui prévaut dans la plupart des pays européens et au Parlement européen avec l’affrontement entre le PSE – à gauche – et le PPE – à droite. Cette crise marque la ré-européanisation de la politique italienne.

JOL Press : Avez-vous été surpris par l’attitude d’Angelino Alfano, dauphin de Silvio Berlusconi, qui a refusé de le suivre et de provoquer la chute d’Enrico Letta ?

Pr Andrea Bosco : Non, je n’ai pas été surpris car Angelino Alfano est, lui aussi, avant tout, un démocrate-chrétien.

JOL Press : Pourrait-il aller plus loin dans son entente avec Enrico Letta ?

Pr Andrea Bosco : Je ne serais pas surpris qu’Enrico Letta, n°2 du Partito democratito avant de devenir Premier ministre, quitte ce parti pour prendre la tête du nouveau mouvement de la démocratie chrétienne. Et, aux prochaines élections, Enrico Letta se trouverait face à Matteo Renzi, le jeune maire de Florence, candidat du Partito democratico.

Dans la plus pure tradition démocrate-chrétienne, rien n’est surprenant… La conquête du pouvoir est bien plus importante que la défense de valeurs politiques.

JOL Press : Vous parlez d’une ré-européanisation du paysage politique italien. Mais celui-ci ne résume pas au centre-droit et au centre-gauche, demeurent en dehors des forces politiques non négligeables, à la gauche de la gauche, à la droite de la droite… Et puis il y a Beppe Grillo…

Pr Andrea Bosco : Oui, mais les deux principales forces seront incontestablement cette nouvelle formation centriste et le Partito democratico.

Beppe Grillo est en train de s’effondrer, de manière impressionnante en seulement trois mois. A la gauche de la gauche, les troupes de Nichi Vendola ne représentent qu’environ 5 % et restent marginales. Même chose à la droite de la droite, avec des formations extrémistes qui resteront en dehors de la bataille pour le pouvoir.

Si le nouveau parti centriste et le Partito democratico sont forts et fermes sur leurs valeurs et leurs pratiques de la politique, alors tous les mouvements qui se nourrissent du dégoût des citoyens pour certaines pratiques politiques – et de la crise – perdront leurs principaux arguments.

Enrico Letta attendait son heure, elle est venue

JOL Press : D’ici là, Enrico Letta devrait rester à la tête du gouvernement…

Pr Andrea Bosco : Oui, nous devrions entrer dans une phase de stabilité gouvernementale et Enrico Letta devrait rester au pouvoir jusqu’aux prochaines élections en 2018.

JOL Press : Avec cette double victoire parlementaire, Enrico Letta, que certains décrivaient comme faible, un peu « jeune », n’a-t-il pas démontré qu’il avait un véritable talent politique et l’étoffe d’un Premier ministre ?

Pr Andrea Bosco : Je connais Enrico Letta personnellement depuis environ 20 ans et il est un véritable homme politique. Je lui ai dit il y a donc une vingtaine d’années qu’il serait un jour Premier ministre et il a souri me répondant que, non, ce serait moi…

Ce qu’il vit actuellement, il y a pensé toute sa vie.

Mais la conquête du pouvoir n’a rien à voir avec l’attachement à un corpus d’idées politiques. SI vous êtes un pur politique, comme l’est Enrico Letta, vous devez comprendre ceci et vous interroger sur la meilleure stratégie pour accéder au pouvoir et le conserver. Et la question du pouvoir est au cœur de la tradition démocrate chrétienne dans laquelle Enrico Letta a été formé.

Enrico Letta attendait son heure et son heure est arrivée. Il a eu de la chance et, aussi, un atout de plus, le fait que son oncle, Gianni Letta, n’est autre que le bras droit de Silvio Berlusconi depuis les années 90.

Je ne serais pas surpris que l’accord – sans doute établi – sur la reconstitution de la démocratie chrétienne puisse prévoir qu’Enrico Letta en prenne la tête. C’est mon explication à l’issue de cette crise.

JOL Press : Gianni Letta aurait donc contribué à convaincre Silvio Berlusconi de voter la confiance à son neveu, Enrico ?

Pr Andrea Bosco : Gianni Letta a joué un grand rôle. En 2006, il a placé Enrico Letta sur l’aile droite du gouvernement de Romano Prodi. Et là, il a, à nouveau, joué un grand rôle pour consolider la position de son neveu à la tête du gouvernement.

C’est un chef d’œuvre de stratégie politique.

Silvio Berlusconi pourrait éviter la prison

JOL Press : Cette semaine marque-t-elle la fin de l’aventure politique de Silvio Berlusconi ?

Pr Andrea Bosco : Politiquement, Silvio Berlusconi est fini. Il n’a plus aucune chance de jouer le moindre rôle politique à l’avenir.

Mais l’ironie de l’histoire est que cette sortie de route politique pourrait lui valoir une certaine clémence de la justice et il pourrait ainsi éviter de passer les années qu’il lui reste à vivre derrière les barreaux.

Les Italiens pourraient voir en lui un pauvre hère qu’il convient de ne pas accabler. Inutile d’en faire un martyr. C’est l’ironie de cette histoire.

Nous avons assisté à une comédie à l’italienne. Et j’ai du mal à imaginer que, d’une certaine manière, tout cela – les conditions d’une reconstitution de la démocratie chrétienne, le renforcement d’Enrico Letta et la sortie de Silvio Berlusconi – n’ait pas été pensé, planifié… Du grand art.

Un entretien réalisé par Franck Guillory pour JOL Press

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