Site icon La Revue Internationale

Maroc: le processus démocratique au point mort?

[image:1,l]

JOL Press : Qu’a révélé l’affaire du baiser de Nador au Maroc ?
 

Abdellatif Laâbi : Ce qu’a révélé cette affaire est un processus de régression concernant les libertés au Maroc. Mais c’est un processus qui s’est enclenché depuis un certain nombre d’années, notamment par la reprise en main de la situation par le pouvoir en place.

JOL Press : Le gouvernement islamiste marocain a-t-il une part de responsabilité ?
 

A. Laâbi : Oui, je pense qu’il a une part de responsabilité. Cela dit, il y a au Maroc ce que l’on appelle « l’État profond », le makhzen, c’est-à-dire le pouvoir monarchique qui règne et gouverne à la fois, et qui détient ainsi l’essentiel du pouvoir. L’accession des islamistes au gouvernement a participé à ce processus de régression.

JOL Press : La contestation citoyenne, qui s’est notamment faite entendre sur les réseaux sociaux, est-elle restreinte à une frange militante et politisée de la société marocaine ?
 

A. Laâbi : Au départ, c’est-à-dire il y a une vingtaine d’années environ, la contestation émanait essentiellement de personnes militantes et politisées. Mais depuis quelques temps, et cela a été très clair au moment de l’affaire dite du « Danielgate » [un pédophile a été gracié par le roi], nous nous sommes aperçus qu’il y avait d’autres franges de la population qui ne sont pas forcément affiliées à des groupes politiques ou à des mouvances « droits-de-l’hommistes » et qui n’avaient pas participé au combat pour la démocratie ces dernières décennies, qui ont spontanément exprimé leur indignation.

On a affaire ici à des nouvelles « couches » de la société, notamment à la classe moyenne qui est de plus en plus concernée par les régressions des libertés fondamentales. Cela s’est vu lors de l’affaire du « Danielgate », celle du baiser de Nador ou du journaliste Ali Anouzla, directeur du site Lakome, poursuivi pour incitation au terrorisme alors qu’il ne faisait que relayer une vidéo publiée par le quotidien espagnol El Pais.

Cette nouvelle implication est plutôt un signe de bonne santé de la contestation citoyenne.

JOL Press : Sur quoi portent leurs revendications ?
 

A. Laâbi : Les revendications portent essentiellement sur l’État de droit, sur la transparence de la vie politique, sur la séparation des pouvoirs, sur la lutte contre la corruption qui gangrène le système au Maroc, et sur les différentes atteintes aux libertés individuelles.

JOL Press : Quelles sont les minorités qui peinent encore à se faire entendre dans la société marocaine ?
 

A. Laâbi : Ce sont les minorités qui défendent le droit d’exister en tant que tel : citoyens non-croyants, citoyens chiites, citoyens convertis au christianisme, homosexuels etc. Il y a aussi certaines personnes qui n’arrivent pas à se faire entendre comme les intellectuels et les créateurs. On assiste en effet à une démission totale de l’État au niveau culturel et de l’enseignement public.

JOL Press : Pourquoi a-t-on parlé d’« exception marocaine » au moment du Printemps arabe ?

A. Laâbi : Le scénario qui a finalement prévalu au Maroc est celui d’avoir échappé à la lame de fond venue de Tunisie et d’Egypte. Il faut dire que le pouvoir a bien manœuvré en prenant les devants, en proposant une réforme constitutionnelle, qui a permis d’éteindre un peu la flamme du mouvement du 20 février [mouvement contestataire né au Maroc au moment des révoltes arabes].

JOL Press : Quels progrès sociaux ont été réalisés depuis l’accession de Mohammed VI au trône ?
 

A. Laâbi : On donne l’impression que le changement de règne a apporté des avancées en matière de liberté. On oublie cependant que depuis la fin des années 60, il y a eu un combat très rude sur ce plan. À la fin de son règne, Hassan II [le père de Mohammed VI, ndlr] a commencé à lâcher un peu de lest, à libérer une grande partie des prisonniers politiques. Mais les acquis récents ont été le fruit d’une longue bataille.

Au début du règne de Mohammed VI, on a eu l’impression que le nouveau monarque avait une autre « fibre ». Il a fait quelques gestes et donné l’impression qu’il allait enclencher un véritable processus démocratique. Mais ce processus, à mon avis, s’est enrayé. On assiste comme je l’ai dit à une régression depuis quelques années.

JOL Press : Quels archaïsmes subsistent encore dans la société marocaine ?
 

A. Laâbi : Lors de la libération du pédophile Daniel Galvan par exemple, des milliers de personnes ont manifesté spontanément pour dénoncer la grâce royale. Cette manifestation, pacifique, s’est déroulée à Rabat, devant le Parlement, et a été sauvagement réprimée : nous avons assisté à un matraquage inouï de gens, alors qu’ils manifestaient avec leurs enfants. Cela s’apparente aux méthodes archaïques de l’ancien règne.

Un autre signe de cette persistance des archaïsmes est le manque de liberté de la presse. Pourtant, au début des années 2000, il y a eu une véritable libéralisation des médias publics. J’étais moi-même invité sur les plateaux TV pour discuter de sujets souvent sensibles, et je pouvais m’exprimer librement. Depuis quelques années, on assiste à un véritable bouclage des médias. Les voix dissonantes, sans parler de l’opposition frontale, n’ont plus voix au chapitre dans les médias publics. Heureusement qu’avec la libéralisation des radios, on trouve des chaînes ouvertes à toutes les opinions. Mais sur les chaînes publiques de télévision, les voix divergentes ne sont plus tellement tolérées.

La société marocaine fait donc à la fois preuve d’une modernité débridée et d’archaïsmes persistants. Je pense que la monarchie a besoin d’une véritable réforme, pas seulement une réforme du pouvoir politique mais également du pouvoir représentatif notamment lors des cérémonies, par exemple lors de l’allégeance, où les dignitaires du royaume doivent se prosterner devant le roi… Si la monarchie a le souci de sa pérennité, il faudrait qu’elle se mette à jour.

JOL Press : Quels secteurs clés de la société marocaine devraient être développés en priorité dans les années à venir ?
 

A. Laâbi : La question fondamentale aujourd’hui au Maroc – et c’est aussi un combat que je mène depuis plusieurs années –, c’est la réforme du système de l’enseignement. Si l’on ne permet pas une refonte totale de l’enseignement, on ne pourra pas avancer dans la construction d’un projet démocratique au Maroc.

Une partie de la classe moyenne se saigne aux quatre veines pour placer ses enfants dans des écoles privées, et la majorité de la population est obligée d’accepter de mettre ses enfants dans les écoles publiques, qui sont complètement déphasées par rapport à la réalité du monde dans lequel nous vivons.

Bien sûr, le roi a pris récemment l’initiative de reprendre les choses en main sur la question de l’enseignement, mais ce n’est hélas pas la première fois que l’on se penche sur la question. Et cela n’a jamais rien donné de concret.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

———————————————

Abdellatif Laâbi est un écrivain, poète et essayiste marocain. Il est connu pour son combat pour le renouvellement culturel au Maghreb et son engagement politique dans les rangs du PLS (Parti pour la libération et le socialisme) dans les années 60, puis au sein du mouvement clandestin d’extrême gauche Ila Al Amame à partir de 1972, violemment réprimé pendant les « années de plomb » sous le règne du roi Hassan II.

Son opposition au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans, de 1972 à 1980. Après s’être s’exilé en France en 1985, Abdellatif Laâbi reçoit le prix Goncourt de la poésie en 2009 et le Grand prix de la Francophonie en 2011. Il a récemment publié l’essai Un autre Maroc, éditions de La Différence, mars 2013.

Quitter la version mobile