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Où en est le clivage Est-Ouest, 23 ans après la réunification allemande?

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JOL Press : Comment a été créé le Jour de l’unité allemande ?
 

Gilbert Casasus : Il existait d’abord la journée de l’unité allemande en commémoration du soulèvement des travailleurs berlinois le 17 juin 1953, et à l’Ouest cette journée était fériée. Lorsque le processus de l’unité allemande s’est précipité dans les premiers mois de l’année 1990, après la chute du Mur, il était clair que l’unité allemande telle qu’on la connaît aujourd’hui allait se réaliser cette année-là. La question était de décider de la date.

Il faut savoir que la date du 3 octobre est presque totalement arbitraire. On aurait pu prendre une date-symbole, comme celle du 9 novembre, jour de la chute du mur de Berlin, mais également date de la proclamation de la République de Weimar en 1918 et date de la « Nuit de cristal » [pogrom anti-juifs]. Mais on n’a pas eu le courage politique à l’époque de choisir cette date qui rassemble à la fois les pires et les meilleurs souvenirs, étapes et événements de l’histoire allemande du XXème siècle.

JOL Press : Pourquoi avoir alors choisi la date du 3 octobre ?
 

Gilbert Casasus : Quand on pose la question : « Pourquoi le 3 octobre ? », peu de gens connaissent la réponse. En réalité, c’est une date qui a été choisie par le gouvernement de l’époque : il y a eu une conférence de l’OSCE le 2 octobre 1990 et les deux Allemagne [RFA et RDA] devaient encore être représentées ce jour-là. C’était un peu la suite du traité de Moscou (traité « 2+4 ») du 12 septembre 1990.

C’était donc la dernière date qu’il fallait respecter dans le cadre de la division de l’Allemagne. Par ailleurs, le gouvernement ouest-allemand, en accord avec celui de l’Est, voulait éviter que la RDA fête son 41ème anniversaire le 7 octobre. Donc il restait le 3, le 4, le 5 et le 6. On a donc choisi cette date du 3 octobre suivant les aléas du calendrier, mais celle-ci ne représente aucun événement clair et net de l’histoire allemande.

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JOL Press : Quel bilan économique, politique et social peut-on dresser, 23 ans après la réunification ?
 

Gilbert Casasus : Il faut d’abord savoir dans quel état se trouvait la RDA avant la réunification : elle était au bord de la faillite. Quand on la visitait à l’époque, c’était un pays sinistré.

Au niveau politique, le bilan de la réunification est un succès. Le système démocratique de la RFA a été repris à l’Est, et malgré quelques soubresauts, la démocratie sur l’ensemble du territoire allemand fonctionne parfaitement.

Au niveau économique, c’est également un succès : quand on voit l’état dans lequel se trouvait l’économie est-allemande il y a 25 ans, on remarque que certaines régions se sont considérablement développées (Saxe, Thuringe) avec cependant quelques points faibles (Mecklembourg, Poméranie et Brandebourg).

Au niveau social, on pourrait parler d’un bilan mitigé voire légèrement négatif. Contrairement à ce qui avait été dit à l’époque (« il faudra 5 à 10 ans pour qu’il y ait une égalité de vie entre l’Est et l’Ouest »), aujourd’hui encore les Allemands de l’Est vivent moins bien que les Allemands de l’Ouest, même si certaines régions comme le Sud de l’ex-RDA ont un niveau de vie parfois supérieur à d’autres régions de l’Allemagne de l’Ouest (comme la Sarre).

JOL Press : Et au niveau culturel ?
 

Gilbert Casasus : C’est au niveau culturel que des efforts doivent encore être faits. Le travail sur l’unification et sur la prise en compte de ces éléments culturels en Allemagne de l’Est n’a pas encore été fait.

Je peux raconter une anecdote récente, concernant la version allemande du jeu « Qui veut gagner des millions ? ». Pour sélectionner les candidats, il fallait qu’ils répondent très vite à la question suivante : « Donnez-nous par ordre décroissant les partis selon le score qu’ils ont obtenu lors des dernières élections législatives ». Les résultats étaient : « 1. La CDU, 2. Le SPD, 3. Les Verts, 4. Les libéraux ».

C’est-à-dire que dans le choix des quatre partis, on avait occulté volontairement le parti Die Linke, qui est pourtant le troisième parti en Allemagne. Die Linke est par ailleurs nettement plus fort à l’Est qu’à l’Ouest.

La connaissance de l’histoire de la RDA par les Allemands issus de l’Allemagne de l’Ouest n’est malheureusement pas assez poussée. La génération qui a vécu en RDA a souvent un sentiment d’être laissée pour compte dans l’histoire ouest-allemande.

JOL Press : Y a-t-il une culture politique particulière de part et d’autre de l’ancienne ligne de partage ?
 

Gilbert Casasus : De moins en moins. Même si à l’Est Die Linke est beaucoup plus forte qu’à l’Ouest. Il faut par ailleurs savoir que la Linke dans les nouveaux länder (de l’ex-RDA) a une position beaucoup plus modérée que la Linke dans les anciens länder (de l’ex-RFA). Les dirigeants de la Linke dans les anciens länder sont des gens beaucoup plus doctrinaires, ou beaucoup plus proches d’Oskar Lafontaine [fondateur de Die Linke].

C’est-à-dire qu’il serait beaucoup plus positif pour le SPD de faire une alliance avec la Linke à l’Est qu’avec la Linke à l’Ouest, étant donné que celle-ci est composée soit d’anciens communistes extrêmement doctrinaires, ou de gens proches de Lafontaine, qui a trahi le SPD il y a une quinzaine d’années.

Par ailleurs, à l’Est, l’esprit européen est plus faible, et le sentiment anti-euro plus fort. Les extrémistes de droite y sont par ailleurs plus nombreux, mais il est erroné de dire que les démocrates sont à l’Ouest et les extrémistes sont à l’Est. Cette présentation simplifiée de l’Allemagne ne correspond pas à la réalité politique.

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JOL Press : La politique menée par la chancelière Angela Merkel est-elle influencée par son passé en Allemagne de l’Est ?
 

Gilbert Casasus : Angela Merkel, bien qu’elle ait été formée à l’Est, n’est pas du tout typique des femmes de l’Est. Elle a évidemment un passé est-allemand, mais elle a quand même une autre façon de voir ce processus que ne l’ont vu les femmes de l’Est. Il faut savoir que les femmes de l’Est ont été beaucoup plus perdantes que les hommes au moment de la réunification.

Il faut également savoir qu’Angela Merkel n’est pas née à l’Est, elle est née à Hambourg. Alors que tout le monde passait de l’Est à l’Ouest, son père, pasteur, a fait le contraire. Pourquoi ? Il y a là des zones d’ombre sur cette question. La version officielle indique qu’il voulait apporter la « bonne nouvelle » aux ouailles maltraitées par le communisme à l’Est. Il y a aussi une autre analyse : il considérait peut-être que les valeurs du christianisme et les valeurs du socialisme pouvaient avoir des points de rencontre, des dénominateurs communs.

Angela Merkel a réussi à faire oublier sa provenance est-allemande, et c’est pourquoi elle a été bien acceptée à l’Ouest. Malgré quelques différences entre certaines villes de l’Ouest et de l’Est, l’eau a coulé sous les ponts de l’Elbe à Dresde, les différences se sont estompées avec le temps, et il y a aujourd’hui une génération qui n’a pas connu le mur de Berlin.

JOL Press : Existe-t-il d’autres lignes de « clivage » en Allemagne, par exemple entre le Nord et le Sud ?
 

Gilbert Casasus : Dans les années 50 et 60, c’était le Nord qui était la force première de cette Allemagne convalescente. Depuis les années 70 et surtout 80, c’est le Sud qui est aujourd’hui la force économique de l’Allemagne, notamment en Bavière, qui est devenue une des principales puissances européennes. Cette Allemagne riche a conforté sa position économique, son haut niveau de vie, mais a perdu un peu de sa présence, de son éclat culturel.

Si je devais personnellement apporter une critique de fond à l’Allemagne d’aujourd’hui – et ce n’est pas forcément dû directement à l’unification, mais plutôt à un processus post-unification – c’est que cette Allemagne qui va économiquement très bien se trouve être culturellement dans une sorte d’ennui intellectuel. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de culture en Allemagne, mais il est clair et net que les grandes personnalités et les grands moments culturels qu’a connus l’Allemagne ne sont plus aujourd’hui très en vogue.

L’Allemagne est par ailleurs beaucoup plus dépolitisée qu’il y a 15 ou 20 ans, ce qui a pu jouer en faveur de la réélection d’Angela Merkel.

JOL Press : Le Jour de l’unité est-il très suivi par les Allemands ? Pourrait-on le comparer au 14 juillet français ?
 

Gilbert Casasus : Ce n’est pas du tout le même sentiment d’identification. Le 3 octobre existe, mais il n’y a pas d’identification culturelle avec cette date, ce n’est pas une date qui « dit » vraiment quelque chose. L’image du 3 octobre, c’est la cloche qui sonne au Palais du Reichstag. Ce n’est pas la prise d’une Bastille, la victoire sur un peuple, la déclaration d’une indépendance ou la libération d’un joug totalitaire…

JOL Press : La date de la chute du Mur est-elle plus significative pour les Allemands ?
 

Gilbert Casasus : Selon moi, on aurait dû prendre la date du 9 novembre, même si elle fait aussi référence à la « Nuit de cristal » ou à la proclamation d’une République démocratique qui a failli. Il y avait un manque de volonté, de courage politique pour prendre le 9 novembre.

Pourtant, l’Allemagne aurait pu montrer qu’elle était prête à assumer ses meilleurs côtés comme les plus funestes. Lorsque l’on a ce courage-là, on donne un signe politique important. On retrouve ici cette forme de crispation allemande par rapport au passé. Pourquoi ne pas saisir ce quart de siècle commémoratif pour relancer le débat ?

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Gilbert Casasus est diplômé en sciences politiques et professeur en Études européennes à l’université de Fribourg (Suisse). Il est spécialiste de l’Allemagne, et a notamment publié Mieux Comprendre l’Allemagne. Synthèse sur la réunification et l’évolution récente en 2006 et L’Autre Allemagne. 1990-1995: l’unification au quotidien, Editions Autrement, en 1995.

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