Site icon La Revue Internationale

Quand Marine Le Pen évince un membre du FN contre l’avis de son père

[image:1,l]

Né en 1972, le FN ne cesse de se métamorphoser. Il est temps de s’interroger sur son histoire plus mouvementée qu’il n’y paraît, des origines méconnues du parti jusqu’à la présidentielle de 2012. Plongeant dans les arcanes du parti, interrogeant des témoins, des sympathisants, des dirigeants du FN, sans oublier leurs adversaires, Dominique Albertini et David Doucet retracent quarante ans de la vie politique française, dans leur Histoire du Front national. Fruit d’une enquête de trois ans, ce livre révèle les dessous d’un parti qui fascine autant qu’il inquiète.

Extraits d’une Histoire du Front national, de Dominique Albertini et David Doucet (Editions Tallandier – septembre 2013).

Au moment même de tirer sa révérence, Le Pen ne peut s’empêcher une ultime provocation. La veille, un journaliste de France 24 a été expulsé manu militari d’une soirée de gala réservée aux délégués frontistes. « Le personnage en question a cru pouvoir dire que c’est parce qu’il était juif qu’il avait été expulsé, sourit Le Pen. Ça ne se voyait pas ni sur sa carte, ni sur son nez, si j’ose dire. » À ses côtés, Marine Le Pen fait mine de ne pas relever. À la différence de son père, jamais sorti de l’ambiguïté au sujet de la Seconde Guerre mondiale et de l’antisémitisme, elle est bien décidée à solder les comptes frontistes sur la question. Deux semaines après Tours, elle met les choses au clair dans une interview remarquée à l’hebdomadaire Le Point[1].

Dans son bureau à Nanterre, le journaliste Saïd Mahrane l’interroge sur ses références culturelles et en vient à évoquer son rapport à la Seconde Guerre mondiale. Marine Le Pen tient alors son siège à deux mains et déclare : « Tout le monde sait ce qui s’est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s’y est passé est le summum de la barbarie. » Saïd Mahrane se souvient qu’il y avait « de la colère et de l’indignation dans son regard ». « Elle m’a semblé sincère », ajoute le journaliste qui suit le FN depuis 2006. La nouvelle présidente du parti fait le lien entre cette dédiabolisation et l’anti-islamisme, tentant de poser le Front national en rempart des Juifs contre un nouvel antisémitisme issu des banlieues[2]

[image:2,s]La mise en pratique de la dédiabolisation va également passer par une mise à l’écart des militants les plus radicaux, et en premier lieu ceux de L’Œuvre française. Au mois d’avril 2011, dix- sept adhérents frontistes passent devant la commission de discipline du parti, une structure interne chargée de statuer sur les sanctions. Quinze d’entre eux sont des partisans de Bruno Gollnisch. Treize sont exclus définitivement, deux pour six mois. Parmi eux, de nombreux membres de L’Œuvre dont un nommé Alexandre Gabriac. Ce conseiller régional de Rhône- Alpes, âgé de 20 ans, se voit reprocher « la revendication de l’idéologie nationale-socialiste et l’appartenance à L’Œuvre française ». Le mois précédent, en pleines élections cantonales, la presse a en effet diffusé une photo le montrant effectuer le salut nazi devant un drapeau à croix gammée. Péché mortel en période de dédiabolisation. Toutefois, lorsque Gabriac passe devant la commission, le 19 avril 2011, Marine Le Pen est en vacances en Thaïlande. Au sein de l’institution, la voix dominante est donc celle du président d’honneur du parti, Jean- Marie Le Pen. Devant ses juges, le jeune élu affirme que la photo n’est en réalité qu’un photomontage. Le secrétaire général Steeve Briois présente alors une autre image, diffusée par le site antifasciste REFLEXes, montrant Gabriac participer à une manifestation pro- franquiste en Espagne, en 2008, sanglé dans la chemise bleue de L’Œuvre française, le bras droit tendu en avant. Bruno Gollnisch intervient alors pour défendre le jeune homme : « Ce n’est pas le bleu de L’Œuvre », juge- t-il, voyant dans le bras levé « une tradition locale espagnole ». C’est ensuite Jean- Marie Le Pen qui prône l’indulgence :

« C’était une foucade de jeunesse, ça ne vaut pas plus qu’un blâme. » En l’absence de Marine Le Pen, cette opinion prévaut, et Gabriac conserve sa carte d’adhérent. Lorsqu’elle apprend la nouvelle par SMS, à plusieurs milliers de kilomètres de Nanterre, la présidente du FN est furieuse. Depuis son hôtel, elle prépare un communiqué à l’AFP, annonçant son intention de passer outre la décision de la commission, comme le lui permettent les statuts du parti. Dans la foulée, elle envoie un courrier définitif à Gabriac : « Malgré l’indulgence de la commission des conflits devant laquelle vous avez comparu ce matin, j’ai pris la décision en vertu des articles 6 et 8 du Front national de prononcer votre exclusion du FN. » Jean- Marie Le Pen n’en démord pas pour autant.

Deux jours plus tard, sur LCI, il s’agace de la décision de sa fille et lui demande de « réétudier la question à son retour ». Deux visions du Front national, et du comportement attendu de ses militants, s’opposent. Encore aujourd’hui, Le Pen semble avoir du mal à encaisser l’épisode : « Tout le monde a le droit à une erreur. Gabriac avait peut- être fait une sottise, mais il n’était pas pour autant à jeter aux chiens. C’était une vétille, ce n’était pas très important à mon sens. »

————————————

Dominique Albertini est journaliste à Libération. David Doucet est journaliste aux Inrockuptibles.

[1] Le Point, 3 février 2011.

[2] Voir notamment l’enquête de Caroline Monnot et Abel Mestre, Le Système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front national, Denoël,

Quitter la version mobile