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Tunisie: un gouvernement sans Ennahda résoudrait la crise politique

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Que prévoit la feuille de route signée par le parti islamiste Ennahda et les autres partis d’opposition ?
 

Mohamed KerrouLa feuille de route pour le dialogue national a été élaborée par le Quartet (la Centrale syndicale, l’Union patronale, l’Ordre des avocats et la Ligue des droits de l’Homme) en septembre dernier et signée tout récemment par 21 partis sur 24 présents à la première séance organisée le samedi 5 octobre. Elle prévoit un calendrier précis fixant la démission du gouvernement actuel et la formation d’un gouvernement de compétences dirigé par une personnalité indépendante et consensuelle. Elle propose également la reprise des travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC) qui sera chargée de finaliser la Constitution, de créer l’Instance des élections et choisir le mode électoral. Le plus important est l’acceptation de la feuille de route par Ennahda et la signature de son président, Rached Ghannouchi.

L’opposition a déjà accepté la feuille de route et présenté des concessions dont le maintien de l’ANC pour une période limitée afin de parachever sa mission. La démission du gouvernement de l’actuel Premier ministre Ali Laarayedh ne laissera pas de vide institutionnel puisqu’elle s’effectuera en trois semaines et sera précédée par la formation d’un nouveau gouvernement en deux semaines. Reste qu’en pratique, le calendrier prévu ne serait pas fidèlement respecté, mais peu importe puisque les négociations ont été relancées et le principe du dialogue adopté.   

Pourquoi le parti du président Moncef Marzouki, le Congrès pour la République, a-t-il refusé de parapher le document ?
 

Mohamed Kerrou : Le président provisoire de la République ayant quitté le Congrès pour la République (CPR) – parti qu’il avait fondé et dirigé depuis 2001 – au lendemain de sa désignation à la magistrature suprême à la fin de l’année 2011, le parti éclata en plusieurs tendances et connut des démissions dont celle de son secrétaire général, Mohamed Abou auquel succéda Imed Daïmi. C’est donc un parti miné par les contradictions internes et dont l’image extérieure est peu reluisante en raison de son rôle de dépendance par rapport au parti Ennahda au sein de la troïka au pouvoir. Il en va de même, d’ailleurs, du troisième allié qu’est Ettakatol.

L’argument invoqué pour le refus de signature de la feuille de route est que le dialogue doit précéder la signature et non pas le contraire dans la mesure où les détails n’ont pas été clarifiés. En réalité, ce refus traduit le désarroi du CPR face à la perte de pouvoir résultant de la démission du gouvernement et la dissolution de l’ANC où il est, par suite de son succès aux élections de 2011, surreprésenté par rapport à son poids réel en société et à la crédibilité de ses dirigeants qui brillent souvent par des positions excentriques et peu consensuelles. 

Le départ d’Ennahda du gouvernement, est-ce la bonne solution pour résoudre la crise politique tunisienne ?
 

Mohamed Kerrou : La feuille de route est une proposition de sortie de crise. Le nouveau gouvernement qui succédera à l’actuel ne sera pas un gouvernement politique mais plutôt « technocratique ». Tous les partis politiques n’y participeront pas et son unique mission, qui est d’une durée de six mois, est l’organisation des élections législatives et présidentielles. D’ailleurs, les membres dudit gouvernement n’auront pas le droit de s’y présenter.

Par la suite, un autre gouvernement et une autre assemblée nationale seront constitués en fonction des résultats des élections et pour une durée plus longue, en principe de cinq ans. Ce qui est visé, par conséquent, c’est le départ de tout le gouvernement de la troïka qui est tenu pour responsable de la crise générale que traverse le pays actuellement : crise économique, crise de l’autorité politique et crise sociale, sécuritaire, sanitaire, culturelle… Ce marasme exige forcément le départ raisonnable du gouvernement actuel et de son assise juridique et politique qu’est l’ANC, qui s’est arrogé un pouvoir législatif et purement rhétorique au dépens de sa mission constituante et fondatrice.

Doit-on mettre tous les maux de la Tunisie post-révolutionnaire sur le dos des islamistes ?
 

Mohamed Kerrou : Ennahda assume une part de responsabilité dans la crise actuelle qui est également due à l’échec de toute la classe politique à concevoir une stratégie de développement national et surtout à la mettre en œuvre. Tout se passe comme si les intérêts des hommes politiques, dont la majorité sont d’un âge relativement avancé, primaient sur les intérêts économiques du pays et les besoins d’une jeunesse qui constitue la majorité, qui est l’acteur du changement politique entrepris fin 2010-début 2011. Cette jeunesse s’est trouvée non seulement écartée du pouvoir mais également sans perspectives sur le double plan de la dignité procurée par le travail et des libertés. Elle est acculée aujourd’hui au chômage ou aux emplois fictifs de l’économie parallèle et à la tragédie de l’immigration clandestine. Disons-le crûment : la révolution des jeunes, si révolution il y a, a été confisquée par les vieux qui n’y ont point participé, toutes tendances politiques confondues. C’est là, à mon avis, le problème de fond et aucun parti politique n’a de véritable solution à la question du développement économique et régional qui s’aggrave de plus en plus. C’est pour cette raison que seul le consensus national pourrait relancer l’économie, la culture et la société qui sont en panne de projets et surtout d’actions sur le terrain. 

Les Tunisiens s’attendent-il désormais à un déblocage rapide de la crise économique, sociale et à une rédaction rapide de la Constitution ?
 

Mohamed Kerrou : L’espoir politique existe d’une sortie de crise, et en même temps, le moral des Tunisiens est au plus bas. L’enthousiasme des premiers mois de la révolution a cédé vite la place au désenchantement. Les deux gouvernements de la troïka ont accentué davantage le désespoir des citoyens car ils ont été incapables de répondre à leurs besoins et n’ont pas créé de nouvelles possibilités d’emploi, sauf pour leurs partisans recrutés dans la fonction publique par le biais de la loi d’amnistie prévoyant la réparation des dommages subis par les anciens détenus et victimes de l’ancien régime – pour l’essentiel des islamistes.

La communication politique des nouveaux gouvernants est réellement défaillante. Du coup, les nouveaux dirigeants ont le pouvoir sans avoir d’autorité. En plus, les prix ont flambé et le coût de la vie est devenu trop cher pour les classes moyennes et pauvres. Pire, selon les rapports des ONG nationales et internationales, la corruption s’est aggravée et les atteintes aux libertés individuelles n’ont pas été limitées, sans parler des conditions lamentables des prisonniers de droit commun. L’ANC chargée de la rédaction de la Constitution est devenue la risée de la majorité des Tunisiens du fait de l’absentéisme de nombre d’élus, des discussions byzantines et inutiles – après des mois de débat sur le statut de l’islam, il a été décidé de reprendre l’article premier de la Constitution de 1959 -, de la perte de temps et de l’absence d’un calendrier clair pour l’élaboration de la Constitution et pour les échéances électorales.

C’est pour l’ensemble de ces raisons que la Centrale syndicale, qui constitue la principale force de proposition politique, et l’Union patronale, avec laquelle elle est en symbiose, veulent solutionner la crise en exerçant une pression visant la démission du gouvernement en trois semaines maximum et la finalisation de la Constitution par l’ANC en l’espace d’un mois. Bien évidemment, il existe des résistances du côté du gouvernement de la troïka, des membres non démissionnaires de l’ANC, du Conseil consultatif (de la Choura) d’Ennahda et des partis proto-islamistes. Or, seul le dialogue national et la signature de la feuille de route ainsi que sa mise en application pourraient permettre de dénouer la crise qui sévit dans le pays depuis plus d’une année. Bien évidemment, cela ne se fera pas sans difficultés, retraits et revirements de dernière minute. Tout le monde le sait et personne n’est dupe ni de la volonté de certains de gagner du temps pour garder le pouvoir et échapper aux procès, ni du désir d’autres de neutraliser à jamais le parti et mouvement d’Ennahda qualifié par eux de perfide et de terroriste, comme en Egypte.   

Comment les islamistes d’Ennahda vont-ils pouvoir rebondir politiquement ?
 

Mohamed Kerrou : Je dirais qu’entre le scénario égyptien et le compromis historique tunisien, il y a de fortes chances pour que le second l’emporte étant donné la tradition politique et les pesanteurs historiques et sociologiques. Néanmoins, la bataille n’est pas gagnée d’avance et les obstacles sont multiples. Ce qui est sûr, c’est que la Tunisie n’a pas les moyens matériels et moraux pour une réédition du coup d’état égyptien.

L’armée tunisienne est légaliste et la classe politique plutôt conciliante. La structure économique et sociale de la Tunisie, orientée vers les échanges avec l’extérieur, ne permet pas l’exacerbation des conflits et tout plaide pour la nécessité d’un consensus, malgré les différences d’appartenance et d’approche. Ceci dit, les risques d’enlisement existent, mais deux dérapages semblent de plus en plus irréalisables : l’hégémonie d’un seul parti comme ce fut le cas avant le 14 janvier 2011, et la liquidation de l’adversaire politique ou de l’ennemi imaginaire. Cette double improbabilité est due à la vigueur de la société civile et à son dynamisme, résultat des luttes et des acquis démocratiques au sein de l’espace public. La diversité politique gagnerait, bien entendu, à être consolidée par le dialogue.

C’est à ce titre que l’acceptation de la feuille de route par Ennahda constitue une avancée indéniable. Avec le temps, l’on se rendra compte que l’illusion du « maccarthysme » développée par certains courants de gauche ou du centre est aussi illusoire et dangereuse que celle de la volonté de démantèlement de l’Etat par les populistes, la nomination des partisans islamistes dans les postes administratifs sans qu’ils soient compétents, ou encore la tentative de création d’une milice et police parallèle. Tout cela nuit à l’autorité de l’Etat et à son prestige. L’espoir est que finalement les acteurs de la société civile et de la société politique aillent de l’avant dans la construction d’une société pluraliste et ouverte où aussi bien les islamistes que les sécularistes ont leur place et participent en tant que partenaires politiques à des projets communs de développement économique, social et culturel. 

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