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30 ans après la Marche des Beurs: «Un potentiel de mobilisation dans les quartiers populaires»

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JOL Press : Qui sont ceux qu’on appelle les « jeunes de quartiers » ?
 

Sami Zegnani : Cette catégorie est effectivement souvent employée dans les médias, par les personnalités politiques ou même par les sociologues, mais c’est une catégorie qui n’est pas toujours bien définie. C’est une catégorie extrêmement hétérogène, même s’ils ont des critères sociaux démographiques proches. Parmi les jeunes qui sont issus de milieux populaires, qui habitent dans des quartiers HLM, qui sont peu diplômés et issus de l’immigration, il y a de grandes différences dans les styles de vie. L’une des fractures dans les milieux populaires aujourd’hui de manière générale, c’est le rapport à l’espace public. Une partie de la population considère que l’espace public doit être un lieu de rencontre, et d’autres que cela doit rester un lieu de passage.

JOL Press : A quand remonte l’occupation de l’espace public ? Est-ce un phénomène récent ?
 

Sami Zegnani : Il s’agit d’une tradition très ancienne. L’occupation des espaces publics par les milieux populaires remonte au Moyen-Age, ce n’est donc pas lié – comme j’ai pu le lire parfois – à l’immigration. Il y a donc une continuité. Mais depuis l’invention de la police, on a voulu que les membres de classes populaires se retranchent dans la sphère privée. L’espace public a une fonction importante dans un contexte où l’entrée dans l’âge adulte est très compliquée. Les jeunes dont je parle ont des difficultés pour acquérir une autonomie, disposer d’une sphère privée…etc. Ces difficultés vont favoriser l’utilisation des espaces publics de la citéà des fins privées. Par exemple, en occupant un local à vélo en mettant un canapé, ils vont reproduire une sorte de salon.

JOL Press : Comment se traduit l’engagement chez les jeunes de ces quartiers ?
 

Sami Zegnani :  Il y a des formes d’engagements dans les quartiers populaires : des façons de s’impliquer dans la vie sociale du quartier, des façons de voir le monde, et de pratiquer une réflexivité sur leur parcours et leur avenir. Dans ce cadre-là, des mouvements politisés ont émergé dans les années 1990 avec le mouvement RAP et dans les années 2000 autour de la question religieuse. Ces formes d’engagement s’appuient sur un rapport sophistiqué à l’écrit : par exemple produire  une chanson de RAP, c’est d’abord écrire un texte, donc enchainer des arguments de manière explicite, se référer à des idées qui leur préexiste. C’est un travail d’apprentissage, une véritable transformation du rapport à l’écrit. On retrouve ce rapport à l’écrit dans l’Islam, où l’écrit structure leurs relations sociales.  Dans les discussions religieuses que j’ai pu observer, ce qui fonde les arguments c’est la référence aux textes, le Coran, la sunna (tradition prophétique) mais également les textes des savants. Cette réflexion menée grâce à la lecture de livres, va contribuer à construire de nouvelles identités.  C’est une manière de se positionner par rapport au monde, de construire sa vie d’adulte.

JOL Press: Depuis les émeutes de 2005, la naissance de médias alternatifs dans les quartiers défavorisés, comme le Bondy Blog, a-t-elle contribué à donner une autre image de la banlieue ?
 

Sami Zegnani : Le potentiel de mobilisation dans les quartiers a toujours été très fort. Que ce soit à travers la « Marche des Beurs », ou aujourd’hui à travers la question de la religion, thématique très importante dans ces quartiers, il y a une sensibilisation à l’action politique. Le problème c’est le cadre dans lequel cette action peut se déployer. Il n’y a pas de structure qui fédère et qui structure ces actions dans les quartiers populaires. Il faut des organisations capables de défendre les intérêts de ce groupe social dans la vie politique française, et qu’ils puissent prendre la parole dans les médias mainstream.

La création de médias alternatifs sur la banlieue est née de la conjonction entre l’émergence des nouvelles technologies, et ce potentiel de mobilisation qui est très fort depuis longtemps. Les émeutes ont sûrement accéléré le processus.

JOL Press : Le parti de la Banlieue, récemment crée par Abdel Malik Djermoune pourrait-il faire évoluer les choses ?
 

Sami Zegnani : Il faut des années pour qu’un parti politique soit suffisamment structuré, qu’il touche les populations et puisse véhiculer  ses messages. C’est un bon début mais tout reste à faire. Il faut aussi s’assurer de la pérennité de ce type d’actions.

JOL Press: Selon vous, quelle est l’urgence dans ces espaces ?
 

Sami Zegnani :   L’emploi. Certains quartiers affichent des taux de chômage inquiétant,  où plus de la moitié des 18-25 ans sont au chômage. Dans certaines grandes villes de provinces, on peut observer des taux de chômage qui atteignent plus de 30%. Ceux qui travaillent, ont généralement des emplois précaires. Comment devenir adulte lorsqu’on vous propose moins que le Smic sur des durées de  contrat très courtes ?  C’est incompatible. Autre priorité : celle de la représentation politique. Il faut cesser d’identifier ces populations comme des « populations de voyous » : c’est très caricatural. Dans les groupes de personnes dont je parle, parmi ceux qui occupent l’espace public il y a des pères de familles, il y a des travailleurs, c’est leur espace de sociabilité. Pour changer l’image, il faut qu’il y ait des supports de représentation en politique, c’est indispensable.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Sami Zegnani est sociologue au CRAPE (Centre de Recherche sur l’Action Politique). Il est également l’auteur de Dans le monde des cités. De la galère à la mosquée, (Editions PUR).

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