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Affaire de l’embuscade d’Uzbin: risque de judiciarisation du champ de bataille?

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Le matin du 18 août 2008, une colonne d’une vingtaine de véhicules blindés, avec à leur bord une centaine d’hommes (une soixantaine de Français, une trentaine d’Afghans et une dizaine d’Américains), quittait la base de Tora en direction de la vallée d’Uzbin, dans le Nord du district de Surobi, où les militaires ne s’étaient jamais rendus, pour effectuer une mission de reconnaissance. Vers 15h30, une vingtaine de militaires français descendus des véhicules blindés en raison d’une piste impraticable progressait vers un col situé à 1.700 mètres d’altitude autour du village de Sper Kunday, lorsque les insurgés taliban lancèrent une attaque depuis les crêtes.
 
Une centaine de combattants taliban, profitant de l’effet de surprise et du relief, infligeait immédiatement des pertes dans les rangs français. Les combats étaient acharnés. Vers 17h00, les premiers renforts français et américains arrivaient, tandis que les avions et les hélicoptères intervenaient. L’engagement se poursuivait jusqu’au lendemain matin et cessait avec la fuite des insurgés, ayant subi, eux aussi, de lourdes pertes. Le bilan de cette embuscade tendue par les insurgés taliban s’élevait à neuf soldats français tués (du 8ème RPIMa et 2ème REP) et vingt et un autres blessés. Un bilan terrible pour l’armée française qui rappelle, dans des circonstances différentes, l’attentat à Beyrouth en 1983 ou le bombardement de Bouaké en 2004.
 

Fautes ou carences graves

 
Des membres des familles de sept des neuf militaires décédés ont déposé une plainte, en 2009, auprès du procureur du tribunal aux armées de Paris. La plainte déposée visait un ou des militaires français non dénommés, susceptibles d’avoir failli dans la préparation ou l’exécution de la mission de reconnaissance.
 
Leurs présomptions quant à d’éventuelles fautes commises par les militaires français (des officiers), notamment une sous-estimation des risques connus de cette mission de reconnaissance et un manque de préparation, reposent sur le livre intitulé « Opérations extérieures », publié aux Presses de la Cité, et écrit par le journaliste français Frédéric Pons. Le livre évoque en particulier : 
– la dangerosité avérée de la zone d’intervention résultant d’une forte présence de Taliban, corroborée par le fait qu’une patrouille effectuée dans les jours précédents avait été surveillée par les insurgés,
– la connaissance, par l’état-major, de la préparation d’une opération imminente par les Taliban,
– l’absence de reconnaissance aérienne préalable à l’opération de reconnaissance,
– une préparation insuffisante de l’opération de reconnaissance (munitions limitées, faiblesse des moyens radios, manque de moyen d’observation en avant de la patrouille),
– des moyens d’appui en artillerie insuffisants,
– un comportement suspect d’un interprète afghan qui avait passé un appel téléphonique juste avant le départ,
– des demandes d’appui aérien effectuées après le début de l’attaque demeurées sans réponse,
– un encadrement occupé par la visite d’une autorité.
 
L’absence de moyens matériels, de soutien et de renseignements était, selon les plaignants, établie puisqu’après le drame, le chef d’état-major des armées avait acheminé en Kapisa-Surobi des moyens qui avaient manqué aux soldats le 18 août 2008. Ils précisaient qu’il s’agissait de fautes ou carences graves ayant entaché l’organisation de cette opération militaire et envoyé à la mort des soldats français. 
 
Après avoir recueilli l’avis préalable du ministre de la défense en décembre 2009, le procureur du tribunal aux armées de Paris a pris, en février 2010, une décision de classement sans suite de la plainte déposée. En mars 2010, les ayant-droits des militaires décédés ont déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction du tribunal des chefs de mise en danger d’autrui (article 223-1 du code pénal) et non-empêchement d’un crime ou d’un délit (article 223-6 du code pénal).
 
Au terme de plusieurs étapes procédurales, le juge d’instruction a rendu, en mars 2011, une ordonnance motivée disant y avoir lieu à informer du chef d’homicides involontaires (article 121-3 alinéa 3 et 4, 221-6, 221-8, 221-10, 131-35 du code pénal). Le procureur a interjeté appel de l’ordonnance du juge. Celle-ci a été confirmée par arrêt de la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris du 30 janvier 2012. Le procureur général a formé un pourvoi en cassation. Par arrêt du 10 mai 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi. L’affaire est actuellement confiée à un juge d’instruction du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, suite à la dissolution du tribunal aux armées. Le juge est donc en mesure d’instruire les faits dont il est saisi.
 
En réalité, l’hostilité constante du ministère public à la plainte fait écho à une double crainte de l’état-major des armées de l’application de règles de droit commun à une situation de conflit armé et de l’émergence d’une sorte de « judiciarisation » du champ de bataille. Cette crainte est, à notre avis, infondée et la Cour de cassation a rendu le 10 mai 2012 un arrêt important qui clarifie l’état du droit. Il se déduit de l’arrêt, d’une part, que l’application du droit international humanitaire en situation de conflit armé n’exclut pas l’application des règles de droit commun et, d’autre part, que les opérations militaires peuvent être soumises au contrôle du juge pénal.
 

Droit de la guerre et droit commun

 
Au moment des faits, la France n’était pas juridiquement en « guerre » contre l’Afghanistan et se trouvait donc toujours dans la situation du temps de paix. Dès lors, les dispositions du code de justice militaire du « temps de paix » et celles du code pénal étaient applicables aux militaires français projetés en Afghanistan. Pourtant, des « opérations militaires » étaient conduites par les militaires français contre les insurgés taliban, qui constituent un ou plusieurs « groupes armés organisés ».
 
Ces « opérations militaires » témoignaient de l’existence d’un « conflit armé » en Afghanistan. La France agissant à la demande des autorités afghanes, le conflit armé en question ne pouvait être qualifié de conflit armé international, puisqu’il n’opposait pas la France à l’Afghanistan. Les forces armées françaises participaient, en soutien des militaires afghans, à un conflit armé interne. Dès lors, leur étaient applicables en Afghanistan toutes les règles du droit international humanitaire applicables à un conflit armé interne.
 
En application de ces règles, les insurgés taliban étaient des combattants ennemis que les militaires français étaient en droit de tuer et qui, s’ils étaient capturés, bénéficiaient de la protection conférée aux personnes arrêtées en relation avec le conflit armé. Les combattants taliban avaient un droit et un devoir identique vis-à-vis des militaires français. Dans un conflit armé, le fait pour un combattant de donner volontairement la mort à son adversaire ne constitue pas un crime répréhensible, dès lors que cet acte respecte les règles du droit international humanitaire et notamment les principes de nécessité, de proportionnalité et de discrimination dans l’usage de la force.
 
Contrairement à ce que disait l’avis préalable du ministre de la défense, l’application du droit international humanitaire à des faits de guerre n’exclut pas celle d’autres règles de droit. En effet, sauf dénonciation spécifique des Conventions internationales par le ou les Etats concernés, le droit international des droits de l’homme (issu notamment du Pacte international des droits civils et politique de 1966, de la Convention interdisant la torture de 1984 ou encore la Convention sur les droits de l’enfant de 1989) trouve toujours à s’appliquer en cas de conflit armé comme cela est le cas dans de nombreux pays frappés par la guerre.
 
De même, et sauf si les autorités nationales en décident autrement, le droit interne continue à s’appliquer. Ainsi, les militaires français restent soumis au droit commun, notamment pour les éventuelles fautes pénales (volontaires ou involontaires) qu’ils ont pu commettre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, et pour éviter toute contradiction entre le droit international humanitaire et le droit pénal interne (qui ne reconnait l’usage de la force létale qu’en cas de légitime défense), la loi française a été modifiée en 2005. L’article L. 4123-12 II du code de la défense dispose ainsi que « n’est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles de droit international et dans le cadre d’une opération militaire se déroulant à l’extérieur du territoire français, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l’ordre, lorsque cela est nécessaire à l’accomplissement de sa mission ».
 
L’existence des conditions prévues par ce texte (notamment le respect des règles de droit international et la nécessité de l’usage de la force en vue d’accomplir la mission) est soumise au contrôle du juge judiciaire comme toutes les autres causes d’irresponsabilité pénale. Ainsi en Afghanistan, théâtre d’un conflit armé interne, les opérations militaires de l’armée française étaient soumises aux règles du droit international humanitaire, mais aussi à d’autres règles de responsabilité prévues par le droit pénal interne. Cela s’applique a fortiori aux rapports juridiques entre les militaires français eux-mêmes, lorsque des actes présumés criminels ou délictueux (y compris involontaires) ont été commis. 
 

La légitimité du juge 

 
S’agissant du risque de judiciarisation des théâtres d’opération, qui aboutirait, in fine, à paralyser l’action des militaires et à les mettre en danger, cette crainte nous paraît également infondée. Les armées, en France comme à l’étranger, y compris en opérations militaires assorties de règles d’engagement autorisant l’usage de la force létale, sont déjà tenues de respecter les règles de droit pénal. Il est donc légitime que le juge puisse s’assurer du respect de ces règles, et, à défaut, d’en sanctionner la violation.
 
Ce contrôle du juge national existe aussi pour le respect des règles du droit international humanitaire et est une obligation internationale de la France au regard du Statut de la Cour pénale internationale. Au demeurant, il sera observé qu’aucun militaire français n’a encore été poursuivi ni, a fortiori, condamné, pour avoir recouru à l’usage de la force létale contre l’ennemi en opération extérieure en violation de l’article L. 4123-12 II du code de la défense. Autant dire que le concept de judiciarisation du champ de bataille n’est qu’un épouvantail dépourvu de réalité.
  
En tout état de cause, le fait que le juge ne soit pas un militaire ou ne connaisse pas les règles de l’art de la guerre ne saurait le priver de sa compétence juridictionnelle. Il n’est ni médecin, ni architecte ou chef d’entreprise, mais, en cas de litige, il lui incombe de s’assurer que ces « techniciens » ont respecté les règles propres à leur activité et de sanctionner d’éventuelles fautes pénales, comme il le fait pour toutes les professions. En l’espèce, l’avis préalable du ministère de la défense reposait sur les conclusions d’une analyse d’état-major affirmant qu’aucune faute ou aucun manquement n’a été commis dans la planification et l’exécution de la mission.
 
Ce document émanait du ministère de rattachement des personnes susceptibles d’être mises en cause par les plaintes. Il est donc légitime que le juge d’instruction ne s’en contente pas et que des vérifications soient effectuées. Le juge a, en particulier, saisi le ministre de la défense aux fins de déclassification de tous les documents relatifs aux évènements du 18 août 2008. Fin 2012, le ministre de la défense a refusé de procéder à la déclassification de ces documents, suivant en cela l’avis défavorable émis par la Commission consultative sur le secret de la défense nationale. Il y a fort à parier que tant que des troupes françaises seront présentes en Afghanistan, ces documents ne pourront pas être déclassifiés et ce afin d’éviter la divulgation d’informations pouvant nuire à la sécurité des soldats français.
 
Il n’est, en revanche, pas impossible que la déclassification soit accordée après 2014, en cas de nouvelle demande. En attendant, le juge peut procéder à l’audition des témoins, directs ou indirects de cette affaire. Il peut également recueillir des éléments matériels et les faire analyser. Il pourra surtout, dans le futur, commettre un ou plusieurs experts afin d’apprécier si les règles de l’art militaire ont été respectées lors de la préparation et de l’exécution de la mission. Après réception du ou des rapports d’expertise et au terme de ses investigations, il lui appartiendra alors de dire si les « diligences normales » ont été ou non accomplies par les officiers chargés de la préparation et de l’exécution de cette meurtrière opération, compte tenu des moyens dont ils disposaient.
 
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