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Commémorations de la Grande Guerre: un besoin d’unité?

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JOL Press : Comment la guerre de 1914-1918 a-t-elle « brouillé » les lignes de démarcation entre les identités et les classes sociales, sur le front comme à l’arrière ?
 

André Loez : Dans un premier temps, la guerre de 1914-1918 a créé une coupure de fait entre le monde combattant et le monde civil, entre le front et l’arrière. Cette nouvelle ligne de démarcation s’est imposée dès le début de la guerre.

Et dans le même temps disparaît, en apparence, le clivage politique d’avant 1914, puisque se met en place l’Union sacrée [mouvement de rapprochement des Français de toutes tendances politiques] et donc les différences politiques semblent s’effacer. Elles « semblent » s’effacer, parce qu’en réalité elles vont perdurer pendant la guerre. L’unanimité de 1914 ne tient pas, et les clivages politiques vont réapparaître un peu plus tard.

Une deuxième ligne de démarcation concerne les identités de genre : les femmes sont amenées à jouer un rôle de premier plan pendant la guerre, même si en 1918 elles n’ont pas de statut reconnu ni le droit de vote par exemple.

La guerre n’a cependant pas conduit à une osmose des classes sociales comme on l’entend parfois. Il y a bien sûr des rencontres qui se font dans les tranchées, entre bourgeois et soldats issus des classes populaires, mais ce n’est pas pour autant qu’un mélange se fait.

JOL Press : La défense de la nation et le patriotisme étaient-ils les seuls drapeaux sous lesquels combattaient les Français ?
 

André Loez : Sur un plan oui, parce qu’il s’agissait évidemment d’une guerre de défense nationale, comprise comme telle par tout le monde. Mais cela ne veut pas dire que le patriotisme était consciemment diffusé chez tous les soldats. Pour un certain nombre de gens, il y avait un patriotisme clairement affiché, clairement vécu, une sorte d’exaltation patriotique.

Pour les soldats du front, cela n’est pas toujours vrai : ce que certains défendaient, c’était parfois leur village, leur région, leurs proches… Des choses peut-être plus limitées que la Nation, notion qui pouvait parfois paraître abstraite pour un certain nombre de combattants.<!–jolstore–>

JOL Press : Peut-on parler d’une France unie pendant la guerre ou est-ce un mythe ?
 

André Loez : Cela dépend des différentes phases de la guerre. En 1914, il n’y a pas tellement de doute sur le fait qu’il y ait une unité nationale qui se fait, par la force des choses, mais aussi parce que même les socialistes se rallient à la guerre. Et en même temps, Jean Jaurès vient d’être assassiné par un nationaliste [le 31 juillet 1914, trois jours avant le début de la guerre]. C’est le signe d’un conflit latent, mais dans l’irruption de la guerre, on préfère l’oublier et faire comme si tout le monde partageait les mêmes idéaux.

L’unité va ensuite se fissurer de plusieurs manières : d’abord parce qu’un grand nombre de gens considèrent que la guerre est faite de manière inégalitaire, que ce sont par exemple toujours les mêmes qui sont au front, et qu’il y a des embusqués à l’arrière, des « planqués ». Il y a une vraie hantise des embusqués et des profiteurs.

Donc l’unité va céder le pas au soupçon, notamment sur le statut social : on reproche à des gens d’échapper à la guerre ou de s’enrichir par la guerre (les industriels par exemple), et aussi un soupçon géographique : par exemple, les soldats du sud de la France sont accusés de se dérober, de reculer devant les Allemands. Ce clivage nord-sud va durer pendant  toute la guerre. Un clivage politique va également apparaître à la fin de la guerre, lorsque le pacifisme va se heurter au nationalisme.

JOL Press : Quelles ont été les principales désillusions de la Grande Guerre ?
 

André Loez : La première grande désillusion, c’est l’invasion du territoire. C’est ensuite la désillusion d’une guerre qu’on croyait courte, et qui se révèle longue, brutale, douloureuse avec l’occupation d’une partie du territoire pendant quatre ans.

Et leurs conséquences sur les Français ?
 

André Loez : Elles sont paradoxales. D’un certain côté, ces désillusions ont aidé à tenir jusqu’au bout. La guerre a provoqué tellement de souffrances et tellement de morts, que ce n’était pas envisageable que la guerre ne soit pas victorieuse. On ne pouvait pas envisager que des centaines de milliers de gens soient morts pour rien, et il fallait libérer le territoire. Les conséquences de ces désillusions ont donc, paradoxalement, renforcé en partie la détermination à aller jusqu’au bout.

Plus profondément, ces désillusions ont provoqué beaucoup de ressentiment après la guerre : malaise social et politique, et méfiance envers la République, qui survit tout de même à la guerre, mais dans un climat moins serein qu’auparavant.

JOL Press : Il ne reste aujourd’hui plus aucun combattant de la Grande Guerre. Quelle importance revêt la commémoration du centenaire de la guerre de 1914-1918 ?
 

André Loez : La première importance de la commémoration de la guerre vient de la mobilisation très large qui prépare ce centenaire. Ce n’est pas un centenaire piloté « d’en haut », par l’État. C’est un centenaire qui vient d’en bas, qui vient de collectivités locales, d’associations, d’historiens amateurs et d’enseignants qui ont des projets pédagogiques. Il y a une demande sociale très forte sur cette commémoration de la guerre de 1914-1918.

Cela répond, je crois, à un besoin d’identification (retrouver l’histoire de son grand-père, d’un ancêtre ou de quelqu’un de sa région, et s’identifier à leur parcours ou aux drames qu’ils ont vécus) et à un besoin d’unité – même si, je l’ai dit, cette notion est à nuancer.

À une époque où la cohésion nationale n’est pas du tout évidente à penser comme à concevoir, se projeter vers 14-18 me paraît souhaitable et favorable. Regarder vers le passé permet de comprendre comment la guerre a eu lieu et ce qui en est sorti. Cela permet également de comprendre les rapports entre l’État et les citoyens, ce qu’est un État en guerre et ses répercussions sur les libertés publiques et sur l’État de droit.

Enfin, tous les jeunes ont, d’une manière ou d’une autre, un lien avec la guerre, même s’ils viennent de familles issues de l’immigration. Il faut en effet rappeler que des soldats coloniaux (d’Afrique, d’Asie…) ont combattu aux côtés des Français. Il est donc en réalité très rare dans la société française, en tout cas au niveau des arrière-grands-parents, que quelqu’un n’ait pas vécu de près ou de loin cette guerre. 

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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André Loez est agrégé et docteur en histoire. Il enseigne en classes préparatoires littéraires et à Sciences Po Paris. Il coanime le séminaire de recherche « L’ordinaire de la guerre » à l’École normale supérieure de Lyon. Il a récemment publié, avec Nicolas Offenstadt, La Grande Guerre – Carnet du centenaire (Albin Michel, octobre 2013).

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