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«Difficile de comparer la révolte des artisans « sacrifiés » au poujadisme»

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JOL Press : Les artisans sont-ils frondeurs par nature ?

Sophie Boutillier : Nous ne pouvons pas dire que les artisans sont par nature frondeurs.

Il est toutefois vrai que ressort systématiquement du discours du monde artisanat, une opposition très forte vis-à-vis de la fiscalité publique et de la bureaucratie, qui, selon eux, énonce toujours plus de normes contraignantes. A contrario, cela ne les empêche pas de demander à l’Etat un soutien financier et  juridique toujours plus fort. Par ailleurs, les intérêts fiscaux des artisans sont très bien défendus par les organisations syndicales.

JOL Press : Assistons-nous à l’accroissement d’un climat de poujadisme fiscal, comme les ministres Bernard Cazeneuve ou Kader Arif ont pu le dire récemment ?

Sophie Boutillier : Si la contestation actuelle des artisans « sacrifiés » et celle du mouvement poujadiste des années 1950, sont nées toutes les deux d’une révolte antifiscale et antisystème, il est difficile de les comparer.  

Dans les années d’après-guerre, l’artisanat apparaissait comme une activité sur le déclin, le temps étant davantage au développement des grandes surfaces et des supermarchés. Mais, depuis les années 1980, la croissance économique est en berne, et le chômage en hausse. L’heure a donc été plutôt au « small is beautiful ». Par conséquent, l’entreprenariat au sens large, et les entreprises artisanales en particulier, ont bénéficié d’un renouveau économique certain. De plus, contrairement au poujadisme, la révolte actuelle des artisans se caractérise par l’émiettement et l’individualisation de ses revendications, contrairement au mouvement poujadiste qui avait débouché sur une offre politique. Sans nier la crise économique et sociale qui frappe tous les professionnels, il est donc difficile de dire si le mouvement actuel pourrait prendre les mêmes proportions que lors des années 1950.

JOL Press : Quelles formes la contestation des artisans peut-elle prendre ?
 

Sophie Boutillier : Les artisans, contrairement à certains manifestants bretons,  n’ont pas prévu d’actions violentes. Leur colère est symbolisée par une affiche noire placardée sur les vitrines et barrée des mots « sacrifiés mais pas résignés ». Pour éviter toute récupération politique, et empêcher les parallèles avec le mouvement poujadiste, l’Union professionnelle artisanale a indiqué qu’elle n’organisera pas de manifestation de rue. Par ailleurs, ils ne peuvent pas se permettre financièrement de prendre le risque de fermer boutique le temps des manifestations, et perdre leurs clients, et donc des recettes.

Aucun leader unique n’émerge aujourd’hui de la révolte antifiscale des artisans, contrairement à la figure de Pierre Poujade dans les années 1950. Ce sont essentiellement les organisations syndicales, dont l’UPA, qui représente 1,2 million d’entreprises, qui servent de relais à ses revendications.

JOL Press : Les artisans en colère constituent-ils un groupe social et politique homogène ?

Sophie Boutillier : Le monde artisanal s’inscrit idéologiquement dans la lignée de la droite conservatrice et libérale, proche de l’UMP. Il repose également sur des valeurs traditionnelles, comme celles de la famille et de la filiation, aujourd’hui plutôt défendues par le FN.

Depuis une vingtaine d’années, il connait toutefois quelques mutations. A côté de la tranche conservatrice, se développe une nouvelle forme d’entrepreneuriat, proche de l’économie sociale et solidaire, ainsi que du développement durable. Elle reste néanmoins à nuancer, concernant une infime partie des artisans.

JOL Press : Peuvent-ils s’unir à d’autres groupes contestataires ?
 

Sophie Boutillier : L’alliance avec d’autres groupes contestataires pourrait certainement permettre au mouvement de prendre de l’ampleur, et de se généraliser par contamination. Néanmoins, il est difficile de trouver des traits communs à ces différents mouvements, d’autant plus qu’ils connaissent en leur propre sein des divisions.

Le mouvement des poussins, qui a pris de l’ampleur au cours de l’été 2013, lors des discussions parlementaires du texte sur le statut des auto-entrepreneurs, est, par exemple, très différent du monde artisanal, qui est bien plus attaché à des valeurs conservatrices. Leur alliance semble donc très peu probable.

Le contexte économique, social et politique, dans lequel on vit est tellement dégradé, qu’il est très difficile de prévoir telle ou telle alliance. 

Propos recueillis par Carole Sauvage pour Jol Press.

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