Site icon La Revue Internationale

«Europe des juges»: la législation française sur le voile invalidée?

[image:1,l]

Si Nicolas Hervieu, juriste au Centre de Recherche et d’Études sur les Droits Fondamentaux et responsable de la Lettre ADL de la Revue des Droits de l’Homme, reconnait que la CEDH intervient de plus en plus sur des sujets de société sensibles, il prévient contre les conclusions hâtives qui dénonceraient une « Europe des juges ».

JOL Press : La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a tenu ce 27 novembre une audience dans une affaire relative à la loi française interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, qui prohibe le voile islamique intégral. Si la Cour condamnait la France, ne serait-ce pas là une remise en cause de la conception française de la laïcité ?
 

Nicolas Hervieu : Si la Cour européenne des droits de l’homme condamnait la France dans cette affaire, il est évident que la législation française adoptée en 2010 devrait évoluer. Toutefois, il faut soigneusement se garder de toute exagération et extrapolation.

Si la Cour applique certaines de ses solutions passées, un constat de violation de l’article 9 (liberté de religion) est tout à fait probable. Sans remettre en cause tout encadrement du port de la burqa, la CEDH pourrait condamner la France, jugeant la loi excessive et disproportionnée. Autrement dit, cela ne voudra pas dire qu’un Etat ne pourra plus limiter ou encadrer le port de la burqa. Simplement, il devra assurer une meilleure conciliation entre la liberté de chacun de manifester ses convictions religieuses et d’autres impératifs comme l’ordre public.

Mais dans l’affaire impliquant la France, il n’est d’abord pas impossible que la Cour déclare irrecevable la requête, au motif que la requérante n’a pas encore été condamnée pénalement en France pour avoir porté la burqa. Surtout, au fond, les juges européens pourraient décider que cette question relève de ce que l’on appelle la « marge nationale d’appréciation ». Faute notamment de consensus en Europe sur la question de la pénalisation du voile intégral, les Etats seraient donc libre d’agir à ce sujet. C’est d’ailleurs essentiellement pour cette raison que la Cour a accepté la loi française de 2004 qui a interdit le port de signes religieux dans les établissements scolaires. L’idée de laïcité « à la française » a donc été respectée. Et elle tâche d’être respectueuse des spécificités de chaque Etat, si ces dernières ne heurtent pas frontalement les droits et libertés.

JOL Press : Mais si la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France dans cette affaire, qui touche à une décision nationale, ne va-t-elle pas ainsi outrepasser ses fonctions ?
 

Nicolas Hervieu : Pas le moins du monde. Les États européens ont volontairement signé et ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. Or, ce texte protège notamment la liberté de religion, qui implique la liberté de manifester ses convictions par le port de signes religieux. Dès lors, si la Cour décide que la France a violé cette liberté dans la présente affaire, elle ne fera qu’accomplir la mission pour laquelle elle a été créée.

Lorsqu’en France, en mars 2013, la Cour de cassation a décidé qu’une salariée de la crèche « Baby Loup » n’aurait pas dû être licenciée pour avoir porté le voile, a-t-elle « outrepassé ses fonctions » ? Et lorsque, ce 27 novembre et dans la même affaire, la Cour d’appel de Paris a décidé de juger dans le sens contraire, a-t-elle commis un abus de pouvoir ? Bien sûr que non. Simplement, les juridictions judiciaires françaises ont fait un choix juridiquement étayé, dans le difficile équilibre entre liberté religieuse d’une part et intérêts de l’employeur d’autre part. La mission première d’un juge est de trancher au mieux entre des prétentions opposées. S’il ne le fait pas, il commet un déni de justice et manque à ses devoirs.

JOL Press : Les juges de la CEDH sont-ils réellement indépendants et représentatifs des 47 Etats siégeant au Conseil de l’Europe ? La Cour européenne n’a-t-elle pas une vision trop « anglo-saxonne », qui uniformise brutalement le droit en Europe ?
 

Nicolas Hervieu : Nul ne peut sérieusement contester que les quarante-sept juges de la Cour européenne des droits de l’homme sont indépendants. Ils sont élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, composée de parlementaires eux-mêmes élus au sein de leurs Etats respectifs. Dès leur élection et durant tout leur mandat de neuf ans, les juges n’ont plus aucun compte à rendre aux États dont ils proviennent.

Concernant la « représentativité » des juges, c’est une question plus difficile. En prévoyant que chaque Etat peut faire élire un juge, la Convention a permis que les cultures juridiques de l’ensemble de l’Europe soient représentées à Strasbourg. Chaque juge arrive à donc Strasbourg avec ses propres expériences, son bagage intellectuel et ses opinions. De cette diversité naît la représentativité.

Bien sûr, certaines habitudes européennes de travail et de raisonnement peuvent donner le sentiment, surtout pour des yeux français, que la Cour fonctionne « à l’anglo-saxonne ». Mais quand on y regarde de plus près, ce n’est pas si vrai. En réalité, la Cour opère une synthèse des différentes cultures juridiques. Au fil des décennies, la Cour a même créé sa propre culture juridique. Mais en évitant soigneusement d’« uniformiser brutalement » les droits nationaux.

JOL Press : Depuis quelques années, l’ingérence des juges de la CEDH sur des questions de société est contestée, notamment par le Royaume-Uni. Pourquoi sa légitimité est-elle de plus en plus remise en cause aujourd’hui ?
 

Nicolas Hervieu : Tout d’abord, je n’adhère pas à l’expression « ingérence des juges européens ». Une fois encore, la Cour veille à l’application et au respect de la Convention européenne des droits de l’homme dans le cadre d’une mission confiée par les Etats.

Certes, la Cour se prononce de plus en plus sur des sujets de société très sensibles : le suicide assisté, l’homoparentalité ou la religion. Mais ceci s’explique avant tout par le fait que les citoyens ont de plus en plus tendance à se tourner vers la Cour pour résoudre des problèmes qui, à leurs yeux, n’ont pas été correctement tranchés dans leur pays. Une fois saisis, les juges sont eux obligés de se prononcer, sauf à renoncer à leur mission.

Par ailleurs, si certains gouvernements – comme celui de David Cameron au Royaume-Uni – considèrent que protéger au mieux les droits de chacun – en particulier les plus vulnérables, tels les détenus ou les étrangers – est une « ingérence » des juges européens, libre à eux d’en tirer les conséquences en se retirant de la Convention.

La Cour européenne des droits de l’homme est loin d’être infaillible. Ses décisions sont d’ailleurs toujours discutables. Mais chercher systématiquement à en faire un bouc émissaire des défaillances nationales est une attitude assez peu honorable.

JOL Press : Dirigeons-nous vers une Europe des juges  aujourd’hui ? 
 

Nicolas Hervieu : Il est indéniable que les juges, notamment européens, occupent aujourd’hui une place plus importante que par le passé. Sans doute peut-on estimer que l’ensemble de la société européenne s’est quelque peu « juridictionnalisée ». Comme l’illustre parfaitement les contentieux relatifs aux signes religieux, le prétoire des juridictions est devenu un lieu de débat public. Où, à côté des enjeux juridiques, apparaissent des enjeux politiques et médiatiques.

Mais il convient de nuancer cette idée d’« Europe des juges », en ce qu’elle sous-entend que les juges auraient « confisqué » le pouvoir démocratique. Non seulement les juges tiennent compte des choix et décisions démocratiques. Ainsi, pour la question du mariage des couples de même sexe, la Cour européenne des droits de l’homme respecte la diversité actuelle des législations nationales et n’impose donc pas sa décision. De plus, les législateurs conservent de très grands pouvoirs. Mais encore faut-il qu’ils les exercent et assument pleinement. Car bien souvent, ces législateurs esquivent volontairement des sujets trop brûlants et, confortablement, laissent aux juges la délicate mission de les trancher.

En définitive, l’idée – réelle ou fantasmée – d’une « Europe des juges » n’existe qu’en raison des faiblesses de l’« Europe des élus ».

Propos recueillis par Carole Sauvage pour Jol Press

Quitter la version mobile